Livrer des armes à sous-munitions à l’Ukraine : une transgression du « droit de la guerre » ?

La guerre est une pratique régie par des normes strictes, rappelle Renaud-Philippe Garner, docteur en philosophie, professeur adjoint en philosophie à l’Université de Colombie-Britannique, au Canada. Comment, alors, appliquer ce « jus in bello », notion juridique désignant les lois de la guerre, ou plus précisément la notion de justice à l’œuvre dans un conflit, s’agissant de la livraison américaine des bombes à fragmentation en Ukraine, réprouvées par la Convention de Dublin ?

Depuis qu’il fait la guerre, l’homme la pense aussi. Souvent, cette réflexion est stratégique, car ceux qui mènent une guerre offensive ou défensive mal préparée risquent l’hécatombe. À cette réflexion plutôt technique menée entre experts, s’ajoute une réflexion à laquelle participent officiers et hommes du rang, dirigeants politiques, journalistes et simples citoyens.

La justice de la guerre se pense aussi. On présente des motifs pour l’initier ; on se demande quand les armes doivent prendre le relais de la diplomatie. On se demande même si une guerre peut se justifier. Il s’agit du jus ad bellum, le droit de faire la guerre. D’autres questions – comment faut-il se battre ? qui peut-on cibler et avec quelles armes ? – relèvent du jus in bello, ce sont les lois de la guerre ou la justice dans l’exercice de la guerre. Des développements récents en Ukraine devraient nous interpeller et pousser à la réflexion. Les États-Unis d’Amérique se sont mis à livrer des bombes à fragmentation aux Ukrainiens. Quelle est la nature de ces armes ? Et pourquoi leur usage ferait-il débat ?

Résultat alarmant.

Une bombe à fragmentation, aussi appelée une bombe à sous-munitions, fait partie d’une plus vaste catégorie d’armes à sous-munitions. Qu’il s’agisse d’un obus tiré par un canon ou d’une bombe larguée par un avion, ces projectiles sont en effet des conteneurs pour un vaste nombre de sous-munitions, c’est-à-dire de petites munitions qui tapisseront le sol. Ainsi, on ne tire plus un seul engin explosif à la fois, mais un conteneur qui peut transporter jusqu’à 2000 petits explosifs.

Saturer une zone avec des bombes est une idée séduisante pour des combattants qui payent cher chaque mètre de terrain conquis. Cependant, il faut savoir que les armes à sous-munitions ne sont pas d’une grande précision. Pire, nombre de ces sous-munitions n’explosent pas au contact. On rapporte que jusqu’à 20 % des sous-munitions sont des « ratés », c’est-à-dire qu’elles n’explosent pas sur la cible. Le résultat est alarmant : un pourcentage important des sous-munitions devient autant de mines antipersonnel sur des territoires difficiles à cerner.

Les cyniques répondront qu’il est naturel que la guerre soit terrible. Vu la brutalité du conflit, l’importance des pertes déjà infligées ou subies, pourquoi s’émouvoir du fait que les États-Unis fournissent des armes à sous-munitions aux Ukrainiens ? On avait annoncé avec optimisme l’arrivée de chars d’assaut modernes et l’éventualité qu’ils enfoncent les lignes russes. Pourquoi tant de cris d’orfraie cette fois-ci ?

Dommage collatéral

La réponse exige que l’on s’attarde un instant sur le jus in bello, le droit de la guerre. D’abord, ce droit ne se limite pas une loi votée par tous les États, ou une déclaration des Nations Unies. Ce droit n’est pas contenu par un seul document ou code. En fait, il s’agit de l’agrégat de droit coutumier et de conventions dont la pièce maîtresse est l’ensemble des Conventions de Genève. Ces textes contemporains représentent la cumulation de millénaires d’arguments et de pratiques. Un principe fondamental, qui doit gouverner le déroulement des opérations et les combats, s’intitule le principe de distinction ou de discrimination.

Pour bien se battre, un combattant doit différencier, discriminer au sens strict, entre les cibles légitimes et les cibles illégitimes. Sont légitimes les combattants ennemis, qu’ils soient aviateurs, marins ou soldats. Sont illégitimes les non-combattants tels que les civils, mais également ceux qui sont hors combat comme les blessés et les prisonniers de guerre. Certes, il arrive que l’on tue des civils en visant des combattants ennemis, c’est le fameux « dommage collatéral ». Et il arrive que l’on viole ces règlements. Lors du massacre de Mỹ Lai, en 1968 au Vietnam, des soldats américains avaient mitraillé des centaines de civils vietnamiens.

Il n’en demeure pas moins que la guerre est une lutte qui doit obéir à des lois. Aussi absurde ou grotesque que cela puisse paraître, la guerre est une pratique régie par des normes strictes plutôt qu’une série de massacres comme l’affirment les pacifistes. Si tout soldat n’est pas ipso facto un criminel de guerre, c’est parce que cette activité, ancienne et cruelle, n’est ni arbitraire ni désordonnée, mais un affrontement encadré de manière symétrique. Attaquants et attaqués, envahisseurs et envahis, tous disposent des mêmes droits de se battre et des mêmes devoirs pour limiter les dégâts et épargner les innocents.

L’emploi des armes à sous-munitions respecte mal le principe de distinction ou de discrimination. Les sous-munitions dites « ratées » ne sont pas des êtres doués d’intelligence qui peuvent et veulent se plier aux lois de la guerre. Ce sont des engins explosifs éparpillés sur des zones de tirs plus ou moins précis. Pour être efficace, pour maximiser leurs effets, on bombardera sans relâche et sans répit. Et pour chaque tir, tomberont des dizaines, ou des centaines, voire des milliers de sous-munitions.

Même lorsque le conflit se terminera, le danger ne sera pas passé. On peinera à trouver et neutraliser ces « ratés ». Ils deviendront donc autant de dangers qui guetteront des civils chargés de la reconstruction ou des enfants qui jouent. Les armes à sous-munitions, comme les mines antipersonnel, ne peuvent différencier entre les jambes d’un fantassin ennemi ou ceux d’une femme enceinte et c’est pour cette raison que l’on considère que l’emploi d’armes à sous-munitions pose un problème éthique que l’emploi de chars d’assaut ne pose pas.

Force est d’avouer que ces livraisons d’armes et leur utilisation nous gênent. On voudrait éviter les « récoltes de fer » lors desquelles les agriculteurs belges et français trouvent toujours des obus potentiellement actifs qui datent des guerres mondiales. On voudrait particulièrement éviter le sort réservé aux Laotiens et Vietnamiens qui souffrirent terriblement des armes à sous-munitions. Ces dernières contribuèrent à l’horreur de la guerre, mais les sous-munitions « ratées » rendirent la paix amère en blessant et en tuant des civils.

Soucieux d’éviter cela, plus d’une centaine de pays ont signé la Convention de Dublin en 2008 pour s’engager à ne jamais employer, sous aucun contexte, d’armes à sous-munitions. De surcroît, les signataires s’engagent à ne jamais participer, directement ou indirectement, à l’utilisation de ces armes. Parmi les signataires, on compte l’Allemagne, la Belgique, le Canada, la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Il se trouve donc que de nombreux membres de l’Otan doivent observer les Ukrainiens employer des armes, fournies par les États-Unis, qu’ils répugnent eux-mêmes à utiliser.

Au nom d’une juste cause.

D’aucuns diraient qu’il faut accepter cette transgression. L’Ukraine est en position défavorable et il faut leur donner les moyens de vaincre l’armée russe. Si l’on en croit la lenteur de la contre-offensive actuelle, les chars occidentaux ne sont pas le fer de lance espéré. Un tel raisonnement peut paraître séduisant, mais ses résultats seront catastrophiques. In cauda venenum (« Les mauvaises surprises sont pour la fin »). Le jus in bello repose sur un autre grand pilier : l’égalité des combattants. Les droits et les devoirs sont symétriques comme lors d’un combat de boxe ou d’un duel. Dans le droit de la guerre, il n’y a ni gentils ni méchants. Il n’y a que des combattants qui doivent respecter scrupuleusement ce qui est permis et interdit par le jus in bello. Si l’on commence à dire que ceux qui combattent au nom d’une juste cause ont des droits supplémentaires, on risque de regretter la suite. Il se trouve que ceux qui donnent ou risquent la mort ne se croient pas les agents d’une force maléfique.

Par Renaud-Philippe Garner
Extrait de Marianne

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