Gaza: « J’ai hésité longuement à exprimer mon ressenti »

D’un côté, l’envie d’écrire sur les sentiments que procurent l’ouverture de son smartphone et voir défiler la liste sans fin d’horreurs en provenance de Gaza. La tristesse, le dégoût, la rage. Vivre continuellement et de manière répétée cette simple vérité : nos vies ne comptent pas. Le droit n’existe pas pour nous. Aucun droit. Ni celui de vivre, ni lutter, ni mourir dignement. Ecrire éventuellement sur la nécessité de refermer son téléphone pour ne pas sombrer. Pour vivre ici et ne pas les laisser tout prendre. La culpabilité qui va avec. La force aussi. Celle donnée par la tentative d’effacement, mais aussi celle donnée par ceux et celles qui luttent ici. Les manifestations, les blocages, les _Free Palestine_ dans la rue à la vue d’un keffieh, les drapeaux par centaines aux fenêtres.

D’un autre côté, je me suis dit que d’autres écrivent et écriront ça mieux que moi. Alors, ce matin, à la manière du précieux travail de Gwen Breës ces dernières semaines, je vais rappeler des faits qui s’accumulent ces derniers jours, et qui mis bout à bout racontent autant le malheur des Palestiniens, que la responsabilité d’Israël et de ses alliés.

Ces faits disent aussi autre chose de très important : ce n’est pas une crise humanitaire. C’est un projet d’anéantissement qui est en cours. Si la réponse du monde à ceci est de faire rentrer 500 camions, alors le monde n’a pas bien compris ce à quoi nous faisons face actuellement.

-1- La destruction du territoire

Khan Younès est une ville arabe du sud de la bande de Gaza, juste au Nord de Rafah (vous vous souvenez de All Eyes statistiques israéliennes qui documentent leur propre blocus avec des statistiques qu’on pourra analyser devant un tribunal.à Rafah ?). Plus de 400.000 personnes y vivaient en 2023. L’équivalent du grand Liège, de Nice, ou Montpellier, ou encore le grand Genève. Aujourd’hui, cette ville n’existe plus comme le relève le journal Haaretz. Le procédé se répète ailleurs : que ce soit des bâtiments endommagés par les bombardements ou des bâtiments intacts, tout est passé par après sous bulldozer. La BBC relève des méthodes similaires à de nombreux endroits du territoire. Elle a vérifié par des photos et images satellites le procédé répété ces derniers mois dans plus de 40 endroits dont elle disposait de telles images. Près de 87% de Gaza est sous ordre d’évacuation de l’armée israélienne. Les civils qui continuent à y vivre ou circuler risquent à tout moment la mort. De manière générale, 72% de la flotte de pêche est détruite et 83% des terres cultivables sont anéanties.

-2- La destruction des corps.

Aujourd’hui, le bilan humain dépasse les 60.000 morts à Gaza, dont 18.000 enfants. Près de 143.000 personnes ont été blessées, avec des capacités de soin très, très limitées. L’ONU note que seul un hôpital sur deux est encore fonctionnel, et partiellement seulement. En plus des bombes, la faim est devenue une arme. En mars et avril, aucun camion d’aide n’est rentré à Gaza. Depuis mai, la moyenne est de 1400 camions par mois. Oui, par mois. L’ONU estime qu’il faudrait 500 à 600 camions par jour pour répondre aux besoins de la population. Oui, par jour. Voilà pourquoi plus de 100 ONG dénoncent la famine de masse orchestrée par Israël. Déjà plus de 100 personnes sont mortes de faim. Il n’y a plus de lait en poudre, plus de farine. 470.000 personnes font face à un risque de famine imminente (le plus haut risque de l’échelle). Et pendant ce temps, Israël interdit aux pêcheurs d’accéder à la mer, mais également aux gazaouis de se baigner (doit-on rappeler que c’est l’été, que les gens vivent dans des tentes par plus de 30*C ?).

De nombreux Gazaouis sont pris dans un dilemme mortel : vaut-il mieux mourir sur place en attendant l’aide arriver un jour ou l’autre ? Il vaut mieux se rendre dans un des points de distribution d’aide organisé par Israël, via la mal nommée « Gaza Humanitarian Foundation ». Ces points sont dans les « no-go » zones. Il faut marcher de nombreux kilomètres au soleil, y attendre parfois longtemps sachant que les heures d’ouverture ne sont pas connues. Et tout cela, c’est sans garantie de retour. Plus de 1000 personnes y sont mortes par balles depuis mai. Le chirurgien Nick Maynard témoigne à la BBC de pratiques immondes. « Nous observons un schéma très particulier de blessures, où certaines parties du corps semblent être ciblées selon les jours. Un jour, nous voyons principalement des blessures par balle à l’abdomen. Un autre jour, ce sont des blessures à la tête. Un autre, au cou. Il y a donc un motif très clair, que non seulement moi, mais tous ici dans cet hôpital avons constaté : certaines parties du corps sont délibérément visées selon les jours.»

– 3- La destruction des esprits.

Il y a les destructions physiques, mais il y a aussi la destruction des esprits. La santé mentale à Gaza est à genoux. Plus d’un million d’enfants ont un besoin psycho-social urgent. Le système éducatif est par terre, alors qu’il a toujours été une des forces du peuple palestinien. Plus de 650.000 enfants sont sans scolarité. Toutes les universités sont détruites et près de 90% du réseau éducatif doit être reconstruit. Il ne suffit pas pour Israël de tuer, ou d’affamer. Il faut apparemment également détruire les esprits.

Parmi ceux qui tentent de visibiliser tout cela, il y a les journalistes palestiniens, uniquement palestiniens, car Israël a imposé un blocus non seulement des vivres, mais également des images et des idées. Le blackout médiatique s’est doublé ces derniers mois d’assassinats délibérés et ciblés de journalistes par l’armée (plus de 200 sont morts). Ceux restants survivent avec la faim, et la conscience aiguë que leur vie ne tient qu’à un fil. La journaliste Ahlma Afana témoigne « Ce ne sont pas seulement les bombardements qui nous menacent, c’est la faim qui nous ronge. » La société des journalistes de l’AFP enfonce le clou et relaie les difficultés de ses collaborateurs sur le terrain dans un communiqué : « Depuis que l’AFP a été fondée en août 1944, nous avons perdu des journalistes dans des conflits, nous avons eu des blessés et des prisonniers dans nos rangs, mais aucun de nous n’a le souvenir d’avoir vu un collaborateur mourir de faim. Nous refusons de les voir mourir. »

-4- Effacer la Palestine

Régulièrement, il est fait état de discussions dans l’appareil israélien sur la meilleure manière de régler le sort de Gaza. Détruire terres, biens, corps et esprit ne suffit pas. Il faut également liquider l’idée même de Palestine. L’effacer. Partout et à jamais. Sans dater d’hier, les manifestations de ce projet sont toujours plus nombreuses.

Hier, il s’agissait de concentrer 2 millions de personnes à la frontière avec l’Egypte et puis de leur offrir le choix entre pourrir là ou partir. Aujourd’hui, il s’agit de « transférer » ces 2 millions de personnes vers la Lybie, l’Ethiopie et l’Indonésie. Cela ne suffit pas de voir un peuple être affamé, il faut en plus lire les froides formules logistiques qui masquent le nettoyage ethnique et génocidaire en cours. Ces projets, énoncés, répétés, organisés, remplissent un autre objectif : installer l’idée que c’est possible. Élargir la fenêtre de l’immonde pour le rendre acceptable par les alliés d’Israël quand l’heure sera venue.

Et en Cisjordanie ? C’est la même logique, à échelle réduite. Les maisons sont détruites, certains camps rasés, les villages encerclés, les routes coupées. Plus d’une centaine d’attaques de colons avec destructions de biens ou dommages aux personnes tous les mois depuis 2 ans.

Et cette semaine, pour parfaire l’image, pour bien démontrer au monde que le stade ultime et visé de la colonisation et l’occupation est bien l’effacement, la Knesset a voté une motion, un appel au gouvernement à annexer intégralement la Cisjordanie. Le texte affirme « le droit naturel, historique et légal » sur ce territoire. Le texte est on ne peut plus clair : « La souveraineté en Judée-Samarie fait partie intégrante de la réalisation du sionisme et de la vision nationale du peuple juif, qui est retourné dans sa patrie ». 71 voix pour, 13 contre.

Le projet est clair. L’adhésion à celui-ci est large. La seule question qui reste sur la table est : pourquoi ce régime paria a-t-il encore des alliés pour le soutenir dans tout ceci ?

PS : Si vous avez lu jusqu’ici, déjà merci. Et si ça vous parait digne d’intérêt, n’hésitez pas à relayer. L’algo n’est pas tendre avec le sujet.

Sources : Haaretz, BBC, Anodlu, Al Jazeera, RTBF, RTS, Le Monde, ONU, OCHA, Sky news, NPR …

Nabil Sheikh Hassan

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