« On était vus comme des bêtes… » : le village de Bamboula, un zoo humain en 1994

En 1994, Lassina Coulibaly et Édith Lago ont fait partie de la vingtaine d’artistes et artisans exposés dans un parc à thème digne de l’époque coloniale : le village de Bamboula. Un épisode tragique après lequel ils ont su se réinventer.

Entouré des vignes de muscadet, Lassina Coulibaly sort du cabanon qui lui sert de studio en brandissant fièrement son boloye, un instrument traditionnel du nord de la Côte d’Ivoire. Sous la grisaille de Loire-Atlantique, le musicien de 56 ans qui vient d’échanger son T-shirt pour une chemise dashiki fait étalage de la culture de son pays. En retrait, Jean-Louis et Vincent Livenais s’amusent de la fierté et des facéties de leur comparse.

Depuis 1996, les frères nantais enchaînent les projets avec leur ami. Le premier doit d’ailleurs planifier avec lui les prochaines répétitions de leur duo, Tchologo, un groupe de blues oscillant entre rock et musique africaine, entre Bashung et Salif Keïta. Le second montre les photos du terrain à Khorogo, ville natale de Lassina, qu’ils viennent d’acquérir. Dans quelques mois s’y érigera le nouveau centre du Yelemba, la troupe qu’il a montée il y a trente et un ans et qui, depuis, a formé plus d’une centaine de musiciens français aux percussions africaines.

Le mirage d’une formidable aventure

« C’est devenu une grande famille, j’en vois encore beaucoup aujourd’hui, raconte Lassina. D’ailleurs, je suis allé récemment chez l’un d’entre eux et, sur la route, je suis passé devant les grilles du Safari Park de Port-Saint-Père, là où tout a commencé. » Son fils, adolescent, entend la conversation. Il demande si des artistes sont toujours dans ce zoo, désormais appelé Planète sauvage, où son père a vécu six mois en 1994. « Non, heureusement on n’enferme plus les gens en 2025 », répond sa mère dans un sourire amer. Car oui, ce parc a exposé des Africains, privés de leur liberté, comme des curiosités. Un zoo humain, en France, dans les années 1990.

Lassina Coulibaly n’a pas de tabou vis-à-vis de cette période, mais il refuse d’être cantonné à un statut de victime qu’il n’est pas. Il préfère volontiers parler de sa carrière qui, paradoxalement, a basculé positivement dans cette plaine sauvage qui aurait dû être réservée aux animaux. « La vie est un chemin, philosophe-t-il. Sans le safari, je n’aurais sans doute pas fait les rencontres qui m’ont amené ici. »

S’il ne veut pas retenir que les mauvais côtés de cette histoire, c’est aussi parce qu’elle avait, au départ, tout d’une formidable aventure. Celle d’une troupe de danseurs et de percussionnistes invités à montrer en France l’étendue de leurs talents et la richesse de la culture ivoirienne. « Moi, fille de paysans, j’allais pouvoir vivre de la danse et voyager, c’était incroyable », se souvient Édith Lago.

Un partenariat avec un marchand de biscuits

Celle qui travaille aujourd’hui dans une école parisienne n’avait que 13 ans à l’époque. Elle venait d’intégrer le Djolem, l’équivalent privé de l’orchestre et du ballet nationaux de Côte d’Ivoire. Et dont Dany Laurent, directeur du Safari Park, tombe amoureux en décembre 1993. L’entrepreneur veut développer le zoo. Pour cela, il vient de signer un contrat avec la biscuiterie Saint-Michel pour sponsoriser un nouvel espace de boutiques et restaurants.

Dans cet univers africain en pleine campagne, Saint-Michel choisit de mettre en avant un de ses gâteaux, représenté par un personnage d’enfant noir vêtu d’une toge léopard : Bamboula. Un symbole du puissant racisme ordinaire à l’œuvre dans ces années 1980 et 1990.

Édith, Lassina et une dizaine d’autres artistes (dont cinq mineurs) vont le subir quand, en mars 1994, ils débarquent au zoo de Port-Saint-Père dont ils deviennent l’attraction finale, accompagnés de plusieurs artisans du pays. Après avoir regardé les animaux de la savane, les touristes doivent passer par le fameux « village de Bamboula » avant d’observer ces Africains, vêtus d’habits traditionnels, courts, même en hiver.

Une femme seins nus sur les panneaux publicitaires

Six fois par jour, pendant trente minutes, la troupe présente les danses de leur pays. Mais une est particulièrement prisée, une danse aux seins nus, pratiquée par des artistes dont la moitié étaient mineures. « C’est une danse traditionnelle du nord du pays qu’on appelle n’goron, qui normalement se fait à certaines occasions, explique Édith. Mais là, c’était tout le temps. Et si on ne le faisait pas, les gens râlaient. »

Car c’est ce qui leur a été promis. « En une de “Ouest France” et sur des affiches partout à Nantes, on voyait des publicités avec, en gros plan, une femme seins nus. C’était abject », se souvient Philippe Gautier, alors représentant local du Snam-CGT.

L’affaire ne fait pas un scandale national, loin de là, mais la presse locale s’en fait l’écho, tandis qu’associations et syndicats montent le collectif Non à la réserve humaine. Journalistes et militants vont à la rencontre des Ivoiriens. « Mais on nous avait fermement dit de prétendre que tout allait bien. Notre chef, Salif Coulibaly (aucun lien avec Lassina – NDLR), était derrière les journalistes pour surveiller ce qu’on disait », raconte Édith.

Passeports confisqués

Ce n’est que des années plus tard qu’elle racontera leurs nuits, à cinq par terre dans une petite chambre, seuls dans le zoo avec les animaux à proximité. Les passeports gardés par Dany Laurent, puis Salif Coulibaly, pour mieux les maintenir dans l’enceinte du parc. Les invitations du chef à venir passer la nuit dans sa chambre, ce qu’elle a toujours refusé. « Pour m’échapper, je devais monter sur un seau et sauter par la fenêtre, raconte-t-elle. En fait, on était sous l’emprise de Dany Laurent et de Salif. »

Ces derniers sont les chevilles ouvrières du système de domination instauré à Port-Saint-Père. Ce sont eux qui ont signé le contrat décrétant que les travailleurs seraient payés selon le régime ivoirien, le tout avec l’accord de la préfecture et du conseil général. « C’était du néocolonialisme, il allait de soi que la loi ne s’appliquait pas pour eux », déplore Philippe Gautier. 

Au bout de trois mois, le parc est finalement contraint de scolariser les mineurs, et tous devront être payés au Smic. Mais Salif Coulibaly gardera la différence. « Il prétendait que c’était trop compliqué de nous ouvrir des comptes bancaires donc tout était viré sur le sien, en Côte d’Ivoire. À notre retour, il m’a donné l’équivalent de 800 francs par mois au lieu de 5 000 », raconte Édith Lago.

« On s’est échappé dans la nuit, en passant sous le grillage »

Pour Lassina, ces dernières semaines au Safari Park sont aussi celles de la rupture avec Salif Coulibaly, qui l’avait repéré dix ans plus tôt, dans son village, alors qu’il n’avait que 15 ans. Un « père spirituel » dont il subit, en France, la tyrannie. « On avait même l’interdiction de sortir. Mais quelques fois, d’abord tout seul puis avec deux ou trois autres, on s’est échappé dans la nuit, en passant sous le grillage, pour rejoindre des musiciens du coin. » Parmi eux, Benoît Le Péchon, qui va changer la vie de Lassina.

Ce professeur de percussions au conservatoire de Nantes, curieux de rencontrer des professionnels dans son domaine, vient assister aux représentations de la troupe et noue rapidement une grande amitié avec le batteur du Djolem. « Dany Laurent et Salif voyaient d’un mauvais œil qu’on discute avec des Français, ils avaient peur qu’on leur échappe », relate Lassina. Une crainte justifiée : alors que le contrat entre le Djolem et le Safari Park approche de la fin, l’Ivoirien et le Français se promettent de travailler ensemble.

Le parc est condamné pour atteinte à la dignité humaine

Le départ en Côte d’Ivoire arrive plus vite que prévu. En septembre 1994, le tribunal judiciaire de Nantes lance une enquête qui aboutira à la condamnation du parc pour atteinte à la dignité humaine. Un inspecteur du travail prend alors contact avec Dany Laurent. Dès le lendemain, toute la troupe fait ses valises dans la précipitation. Le début de la liberté pour Lassina et Édith. Bien qu’à Abidjan le chef continue d’exercer son emprise, confisquant les passeports et ponctionnant les salaires.

Très vite, le premier lui annonce son départ. Il ne lui dit pas, en revanche, qu’il commence à monter une autre troupe, pour laquelle il va débaucher la moitié des artistes de Port-Saint-Père, dont Édith Lago. « Avec Lass, on a compris qu’on pouvait sortir des griffes de Salif, raconte-t-elle. Mais il fallait faire attention, on craignait sa violence. Je n’ai même pas osé le confronter. Un beau matin, il ne m’a plus jamais revue. »

Yelemba est ainsi né. Dans le même temps, Benoît Le Péchon monte, à Nantes, l’association Planète Tam-Tam, corollaire du Yelemba. « Ses élèves venaient se former à nos côtés et eux nous aidaient à nous structurer », se souvient Lassina. La troupe se développe rapidement. Yelemba devient une référence de la musique et de la danse ivoiriennes, les amenant à performer dans de grands festivals et à voyager en Russie, en Corée du Sud, dans toute l’Europe…

La sortie d’un documentaire agit comme un électrochoc

Édith quittera la troupe en 2002. En septembre de cette année-là, un coup d’État éclate en Côte d’Ivoire, alors que les artistes sont en France. Pendant cinq ans, ils ne peuvent retourner chez eux. Certains quittent le groupe, comme la plupart des anciens du Safari Park. « C’était l’occasion de voir d’autres choses, d’autres troupes, et fonder une famille », relate Édith.

Lassina, lui, en a aussi profité pour développer de nouveaux ponts entre les musiques occidentales et africaines, en créant le collectif Akeikoi avec les frères Livenais, qui a abouti à la production de deux albums et la création d’un grand spectacle musical et écolo, Homo Natura.

Longtemps liés, Lassina Coulibaly et Édith Lago se sont perdus de vue à cette période. Mais, en 2022, une soirée les a réunis, à la sortie d’un documentaire, « le Village de Bamboula », de François Tchernia et Yoann de Montgrand. Le film, qui a sorti cette histoire de l’oubli, a eu l’effet d’un électrochoc pour Édith Lago : « Ça a explosé dans ma tête. La manière dont on était exploités, vus comme des bêtes… Toute cette domination ne m’était jamais apparue aussi clairement. »

Un présent pas tout à fait débarrassé de ces stigmates

Elle envisage depuis des poursuites judiciaires, contre le parc qui a un temps vendu des cartes postales la représentant seins nus, voire contre l’État français pour sa complicité. Lassina, plus prompt à pardonner – il est même retourné voir Salif Coulibaly, peu avant sa mort en 2014 –, a du mal à comprendre cette démarche : « Je ne sais pas si c’est utile de ressasser tout ça. » Il convient toutefois que raconter le passé peut aider à améliorer un présent qui ne s’est pas tout à fait débarrassé de ces stigmates.

Les tabous autour du « village de Bamboula » en témoignent. Pour cet article, Planète sauvage comme plusieurs élus de l’époque n’ont pas répondu à nos sollicitations. Pour vendre leur documentaire à la télévision, François Tchernia et Yoann de Montgrand se sont, eux, d’abord vu rétorquer « que cette histoire n’avait pas une dimension nationale ». Preuve que la société française a encore du chemin à faire pour regarder en face son histoire coloniale et postcoloniale.

Florent LE DU

Extrait de l’Humanité.

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