Le dernier soubresaut de Von Rundstedt
Nous retrouvons Jean Van Brussel promu capitaine de complément adjoint à l’Etat-Major du général Gérard.
Envoyé en mission dans les Ardennes en remplacement de Raoul Baligand, notre ami y contrôlait la démobilisation des P.A. dont le gouvernement et les alliés avaient refusé les offres.
Il avait visité aux environs de Ciney un camp où les Américains maintenaient deux cents P.A. affectés à la garde des prisonniers puis, roulant en trombe, muni l’un laissez-passer bien en règle, il traversa l’une après l’autre les petites villes du sud-est du pays. La contre-offensive allemande le surprit alors qu’il se trouvait à Arlon.
Tout n’était pas fini !
Au début, nul ne s’alarma outre -mesure mais l’attaque prit bientôt une allure fougueuse et les colonnes américaines en retraite témoignaient de sa violence.

Le 23 décembre, Van Brussel de retour vers la capitale, ignorait la position exacte des pointes avancées de l’ennemi. En plus du chauffeur, il avait avec lui, Paul Coulon, adjoint au commandant du Corps 011 du Luxembourg et une femme qui avait insisté pour obtenir place à bord afin de rejoindre au plus tôt sa famille. Sur le parcours, nos gens rencontraient des chars et divers véhicules sur lesquels on reconnaissait parfois des uniformes gris : « Des prisonniers ! »
Aux environs de Conneux, la grand ’route décrit un coude vers l’est puis aussitôt un autre coude vers le nord. Une route secondaire transversale venant de l’est et filant vers Celles coupe la voie principale et en emprunte la section comprise entre les deux coudes.
Avant d’atteindre le premier virage, les partisans aperçurent à leur gauche sur la route de Celles, deux chars trapus, canons pointés vers l’ouest et sur lesquels on distinguait aussi le uniformes feldgrau : « Encore des prisonniers !».
Mais brusquement, la réalité apparut. Nos hommes venaient de reconnaître les sinistres croix noires bordées de blanc. Ces chars étaient des « Tigre ». La pointe extrême de l’avance allemande. Le chauffeur enfonça la tige de l’accélérateur… l’auto bondit sur la route.
« A gauche vers Ciney ! »

Trop tard. Débouchant du petit chemin, un char léger leur barrait le passage et leur tendait la gueule de son canon … une mitrailleuse pivota comme pour les montrer du doigt …
En pareille circonstance, on n’a pas le choix des issues. Tandis que les passagers levaient les bras, le chauffeur freina énergiquement et repoussa du pied la mitraillette qu’il avait à portée de main.
Une escouade de panzer-grenadiers se montra tout à coup. Nos patriotes sortirent de l’auto et s’avancèrent mains levées. Les Allemands les fouillèrent. Le feldwebel demanda quelques explications au sujet de la mitraillette.
Nos hommes n’étaient pas fiers. Paul Coulon et le chauffeur portaient des vêtements civils et Van Brussel l’uniforme belge orné de l’insigne de l’Armée belge des Partisans. Dans les poches de son pantalon, les boches découvrirent quelques papiers sans importance mais le portefeuille de notre ami portait dans la poche intérieure de son battle dress en recelait d’autres très compromettants ceux-là.
Le feldwebel paraissait disposé à employer la manière la plus expéditive e à l’égard de ses prisonniers quand un vrombissement assourdissant s’éleva sur la partie sud de la grand’ route cachée derrière les terrains surélevés.

Les Allemands se mirent en garde et brusquement une colonne américaine composée de trois ou quatre jeeps, d’une demi-douzaine de camions et d’une voiture d’ambulance surgit à fond de train au premier virage.
Aucun des hommes qui montaient ces véhicules n’était en position de combat. Ils avaient l’air d’appartenir à une compagnie de travailleurs.
Une avalanche de fer et de feu s’abattit sur eux. Fusils, grenades, mitraillettes criblaient la colonne de leurs gerbes et de leurs éclats. Les armes lourdes du char mêlaient leurs voix au crépitement infernal.
Engagés dans le traquenard, les Américains n’en pouvaient plus sortir. Incapables de freiner leur élan, les jeeps essayèrent de forcer le passage mais le blindé allemand et l’auto des P.A. ne laissaient qu’un étroit espace libre. Une seule des voitures légères réussit à s’y faufiler et virant brusquement à gauche disparut en direction de Ciney.
Les autres culbutèrent dans un enchevêtrement inextricable. Leurs conducteurs n’avaient-ils pas été tués par les premières rafales ?
Il se produisit, là un massacre épouvantable. Les Américains sans défense tombaient en grappes sous les coups précis des Allemands. Dans une confusion tragique, les partisans s’éparpillèrent … la femme s’écroula, tamponnée par une jeep.
Combien de temps dura l’hécatombe ? Cinq minutes ou deux secondes ? Nul ne pourrait le dire.
Van Brussel et le chauffeur se retrouvèrent debout parmi les Américains rescapés. Ils étaient quatorze, les bras levés, les yeux pleins d’horreur. Une demi-douzaine de blessés se traînaient péniblement. L’un d’eux soutenait d’une main tremblante sa mâchoire fracturée et son sang ruisselait en cascade de son bras replié. On dégagea la femme qui, les deux jambes fracturées, geignait sous une jeep. Quant à Paul Coulon, il avait disparu.
On a beaucoup parlé du coup d’arrêt porté aux Allemands à Celles et de la route minée entre cette localité et la Meuse. Il serait curieux de savoir dans quelle mesure l’aventure de nos P.A. intervint dans l’affaire.
Sans cette rencontre de leur voiture avec le char léger, celui-ci aurait continué sa route et suivi les « Tigre » qui le précédaient en direction de Celles. Ensuite, le petit convoi américain plutôt que de tomber dans le guêpier serait arrivé sain et sauf à Ciney sans avoir vu que la grand ’route était coupée par les Allemands. N’oublions pas que la brume rendait toute observation impossible à distance.
Par contre, les occupants de la jeep échappée au désastre ont pu donner des renseignements précis sur la position des Allemands. Et ne doit-on pas à cette équipée les ultimes mesures prises pour empêcher l’ennemi d’atteindre la Meuse ?
Jean et le chauffeur furent séparés des autres prisonniers. Leur interrogatoire commença. On les accusait d’espionnage et d’avoir guidé les Américains à la rencontre des Allemands. Accusation stupide dont Van Brussel se disculpa aisément. On ne pratique pas l’espionnage en uniforme : et s’il avait guidé les Américains, il eut au moins amené des chars et non pas des jeeps et une ambulance !
Le feldwebel avisa tout à coup le badge de Van Brussel et hurla, menaçant :
« Partisan !
Non ! expliqua l’autre sans se démonter. Je suis officier d l’armée régulière, mes papiers le prouvent et si je porte ces insignes que j’ai achetés à Bruxelles, c’est que je suis justement en mission auprès des partisans afin de hâter leur démobilisation… »
Le boche parut indécis et Jean qui s’était rapproché du char entendit transmettre le message : « Nous avons capturé un officier belge ».
Le partisan risqua timidement une question :
« Savez-vous ce qu’est devenu mon camarade ?
Il est mort répondit d’Allemand »
Une émotion douloureuse étreignit Van Brussel. Paul Coulon, ce brave compagnon, tué ?
« Je voudrais reprendre ses bagues, sa montre et ses papiers, …
Venez ! »
Le boche, toujours révolver au poing se fit accompagner d’un soldat armé d’une carabine et escorta Jean jusqu’à vingt pas de là et, lui désignant le champ légèrement surélevé de l’autre côté du fossé, dit brièvement : « Allez, il est là… »
Van Brussel fit deux pas en avant et tout à coup par instinct, il se retourna. Par instinct, disons-nous mais plutôt parce qu’il lui avait semblé entendre le sous-officier proférer une parole d’encouragement au soldat. L’attitude de ce dernier et son regard froid étaient tout une révélation. Manquant de franchise, les boches avaient projeté de lui tirer dans le dos, de l’abattre traîtreusement par derrière.
L’angoisse étreignit notre patriote mais il ne n’en laissa rien paraître. Au contraire, jouant parfaitement la comédie, il invita : « Venez avec moi… ? »
Le feldwebel seul acquiesça et franchit le fossé. Jean le suivit et se trouva tout de suite en face de Paul. Paul calme dans la mort … tué par quoi ? Mystère !
Le boche que ne bouleversait aucune considération dit sèchement : « Faites vite ! »
Jean vit que la main du bandit se crispait sur la crosse de son révolver. A peine serait-il abaissé pour rassembler les objets personnels de son malheureux camarade qu’une balle l’atteindrait lui-même dans la nuque. Cela, il le savait. Aussi, préféra-t-il simuler une pieuse émotion : « Non …, je n’aurais pas le cœur. »
Ils revinrent vers le gros du détachement. Un major venait d’arriver. Jean l’entendit grommeler : « Nous sommes avancés trop loin. » On allait lui présenter le partisan quand il ordonna le transfert de tous les prisonniers et des blessés vers un petit hameau tout proche.
Le chauffeur et les prisonniers valides furent enfermés dans une remise. Jean partagea avec les blessés une espèce de salon ou de salle à manger. Sans enlever son manteau, notre ami réussit à arracher le brassard compromettant qu’il portait sur la veste. Mais comment se débarrasserait-il de son portefeuille ?
La nuit venue … Sous l’effet des piqûres, les blessés dormaient. L’infirmier américain qui les veillait tourna lentement les yeux vers le partisan. L’Allemand de garde contemplait distraitement quelques chromos accrochés au mur du fond.
Alternativement, Jean fit le simulacre de se trancher la gorge du doigt de son portefeuille. Puis il désigna au Yankee la bibliothèque de la maison et lança l’étui de cuir fauve.
Il était temps, la porte s’ouvrit et un jeune officier entra en clignant des yeux sous l’effet de la lumière. La tenue de ce gradé était impeccable. Van Brussel se félicitait de ne pas être tombé dans les mains des S.S. mais il avait tout de même affaire à des troupes bien ordonnées et animées d’un rude esprit combatif.
L’officier posa au partisan quelques questions banales. Quand il apprit que le patriote était originaire de Louvain, il entra dans les confidences. Durant la dernière occupation, son père avait résidé à Louvain en qualité de Kreiscommandant.

Van Brussel frémit. Il aurait trouvé moins d’affabilité chez le père de son interlocuteur car le Kreis commandant ne manquait pas d’informations sur son compte.
Sans se douter des réflexions de son vis-à-vis, l’Allemand devenu loquace, se mit à débiter des doléances. Blessé plusieurs fois, rescapé de Russie, il était fatigué de la guerre. Heureusement, selon lui, la fin était proche. Van Brussel se sentit réconforté.
– « Oui, poursuivit l’Allemand. Nos troupes ont pris Arlon, Liège, Bruxelles et sont aux portes de Paris. C’est le même coup qu’en 1940. L’Angleterre et l’Amérique privées de leurs armées, vont capituler et ce sera fini.
– Ah ? dit le partisan avec une attention toute naïve. Et le Russie ?
Le boche accusa le coup : la Russie ? En effet … »
La conversation s’arrêta là car le major entra en coup de vent et le jeune officier se retira. Un oberleutenant accompagnait le major. Au cours de cette entrevue, à trois, les questions et les réponses jaillirent comme des traits :
– » D’où venez-vous ?
– D’Arlon
– Qu’êtes-vous allé faire à Arlon ?
– Mission commandée par le général Gérard.
- Quelle mission ?
- Activer la démobilisation des forces de la résistance et remettre une lettre au commandant de la place
- Quel était le contenu de cette lettre ?
- Vous êtes officier, quand un supérieur vous charge de porter un pli à un supérieur, je suis sûr que vous ne l’ouvrez pas »
Le major se tut un instant, l’oberleutennt en profita pour insinuer
- « Cela va aller vite, je suppose ?
Je ne sais pas
On a voulu me tuer, protesta Van Brussel.
Je ne sais pas.
Que va-t-on faire de moi ? Vous avez pu constater que mon activité s’accordait avec les lois de la guerre.
On verra ! »
Sur ces mots, le major se leva puis fixant notre ami
« Et les civils qui sont avec vous ?
– Des gens que j’ai pris à bord par complaisance.
– Suivez-nous !
Jean obtempéra. Mille pensées tumultueuses emplissaient son cerveau. Où allait-on ? Les boches voulaient-ils en finir ?
A suivre.
La bataille des Ardennes, Une bataille qui aurait pu être évitée.
Si seulement le Haut Commandement alier avait tenu compte des avis et des nombreux signes avant courreurs.
J’aimeJ’aime