Face à Trump, la gauche doit sortir de la paralysie

Une opinion d’Edouard Delruelle, professeur de philosophie politique à l’Université de Liège

Ultimi Barbarorum ! »: »les derniers des barbares ! » C’est ainsi qu’en 1672, Spinoza exprima sa sidération et son indignation face au lynchage des dirigeants de la république des Pays-Bas par une foule haineuse appelant au retour du despotisme politique et de l’intolérance religieuse. Mais très vite, le philosophe chassa les « passions tristes » qui l’animaient. Il entreprit d’analyser lucidement les causes qui avaient mené au désastre et fit des propositions constitutionnelles concrètes pour retrouver le chemin de la démocratie. Ainsi fut élaboré son dernier ouvrage, le Traité politique.

Aujourd’hui, les « derniers des barbares » occupent la Maison Blanche, d’où ils sont en train de précipiter leur propre pays, l’Europe et le monde dans l’abîme. À notre tour sidérés, indignés, nous voyons Trump, Vance et Musk prendre le parti de Poutine contre l’Ukraine et l’Otan, démanteler l’État de droit américain et désigner les démocraties européennes comme des adversaires à abattre.

Sur le plan géopolitique, l’Europe abasourdie amorce un sursaut. Même si le réveil est brutal, tardif et encore incertain, Macron, Tusk, Merz, von der Leyen, Starmer semblent avoir pris la mesure du basculement historique opéré en quelques semaines. Mais qu’en est-il sur le plan idéologique ? Qu’opposons-nous au projet de civilisation belliciste, viriliste et raciste de Trump ?

La réplique idéologique devrait logiquement venir de la gauche politique et militante. Las. Leaders, partis, syndicats, associations, think tanks sont toujours dans la sidération, comme le lapin hypnotisé par les feux du véhicule qui fonce sur lui. Que ce soit du côté des Démocrates américains ou des socialistes européens, de l’écologie politique ou de la gauche radicale, on ne voit aucune déclaration forte, aucune analyse lucide, aucune initiative politique à la hauteur des enjeux – à l’exception peut-être, en France, de Raphaël Glucksmann…

Comment expliquer cette paralysie ? Derrière le lapin pris dans les phares du trumpisme ne se cacherait-il pas une autruche qui ne veut pas voir la réalité ? Il est rassurant, mais erroné, de regarder la réélection de Trump à la lumière de son premier mandat de 2017-2021. Le milliardaire s’était alors comporté en guignol velléitaire, sans projet ni doctrine, butant sur le principe de réalité et des institutions démocratiques encore résilientes. Mais Trump 2 est doté d’un projet politique cohérent et prêt à l’emploi, dans un contexte où les checks and balances américains sont devenus inopérants. Il a entamé la destruction de l’État de droit, faisant main basse sur la justice, la fonction publique, les agences fédérales. Une guerre ouverte contre la science est enclenchée, dont les répercussions se font déjà sentir dans les universités européennes. Pour se rassurer, on table sur un échec rapide de sa politique socio-économique, prélude à un retournement de l’opinion américaine ; mais cela ne ralentira pas (que du contraire) son travail de sape de la démocratie et des droits humains au profit d’une gouvernance autocratique du monde.

Une réactualisation de la « doctrine Monroe » qui date de 1823

Il ne faut pas croire non plus que Trump est aux antipodes des tendances profondes de l’histoire américaine et de notre modernité. Et que par conséquent, une fois parti, les États-Unis redeviendront naturellement le grand « pays de la liberté » qu’ils ont toujours été. La politique internationale isolationniste et impérialiste de Trump n’est que la réactualisation de la « doctrine Monroe » qui date de… 1823. Et ses atteintes à l’État de droit, elles, s’appuient sur une théorie de « l’Exécutif unitaire » qui remonte à Reagan, Nixon et même… Roosevelt. Trump trace son chemin dans des sillons profonds de la politique américaine, qui ne s’effaceront pas avec lui. Le monde a basculé de façon irréversible dans une nouvelle ère.

Une large frange de la droite classique, dite « libérale », comme des élites économiques, partage désormais l’essentiel du corpus idéologique des néoconservateurs US

Mais l’erreur la plus manifeste de la gauche européenne, à mes yeux, est de croire que Trump et Cie n’ont de relais en Europe que dans la seule extrême-droite : Orban, Wilders, Zemmour, etc. Or le trumpisme percole désormais bien au-delà de la coalition des « Patriotes » illibéraux. Une large frange de la droite classique, dite « libérale », comme des élites économiques, partage désormais l’essentiel du corpus idéologique des néoconservateurs US, autour de quatre thématiques : (1) la mise au pas des « wokistes » (càd de ceux et celles qui dénoncent et combattent les discriminations structurelles contre les femmes, les racisés, les minorités sexuelles, les transgenres, etc.) ; (2) l’abandon des politiques sociales et environnementales ; (3) la chasse aux migrants ; (4) le démembrement des services publics. Avec, en creux d’un tel programme, la défense inconditionnelle des détenteurs de capital et de patrimoine.

Sur le plan idéologique, la droite classique s’approche de Trump

Certes, sur le plan géopolitique, la droite classique ne peut aujourd’hui que se désolidariser de Trump (en le ménageant toutefois, au nom de « l’atlantisme »). Mais sur le plan idéologique, elle en est plus proche que jamais. Sur aucune des quatre thématiques citées, il n’existe plus de cordon sanitaire avec l’extrême-droite, mais au contraire un continuum de connivences et de collusions entre le RN et LR (et la droite de la macronie) en France ; entre l’AfD et la CDU en Allemagne ; entre le Belang, la N-VA et le MR en Belgique – pour ne rien dire des alliances en bonne et due forme en Italie, aux Pays-Bas, etc.

Qui aujourd’hui, dans les partis de gauche, tire les conséquences de cette nouvelle donne politique ? Celle-ci exige pourtant une remise en question du logiciel idéologique progressiste et une reconfiguration de ses formes d’organisation et d’action. J’identifie au moins, pour la gauche, trois enjeux existentiels :

Ne pas renoncer à un projet écosocial ambitieux

1. Idéologiquement, comment soutenir l’inévitable effort de guerre face à la Russie, après le lâchage annoncé des USA, sans sacrifier les politiques sociales et environnementales qui sont plus nécessaires que jamais ? On peut certes déplorer que l’Europe annonce comme par miracle avoir trouvé pour se réarmer 800 milliards d’euros qu’elle a toujours refusés à l’Europe sociale. Il n’en reste pas moins que celle-ci ne verra le jour que dans un espace où la paix et la sécurité sont garanties. Comment s’affranchir du pacifisme et du non-alignement, devenus obsolètes, sans renoncer à un projet écosocial ambitieux ? C’est un vrai défi idéologique que la gauche doit relever au plus vite, en montrant que la sécurité n’est pas seulement militaire, mais englobe aussi l’indépendance énergétique et la protection sociale. En l’absence d’un discours progressiste clair et crédible, c’est le narratif de droite, déjà bien rôdé, qui s’imposera : davantage de défense, c’est forcément moins de « social » …

Une reconquête idéologique

2. Il est temps d’entamer la reconquête idéologique, la lutte pour « l’hégémonie », comme disait Gramsci. La gauche est devenue incapable d’imposer ses thèmes, ni même de les défendre. Lorsque le Centre Jean Gol (MR), converti en redoutable outil de guerre culturelle, publia il y a deux ans une « étude » à charge contre le « wokisme », accusant chercheurs et chercheuses, militants et militantes de propager un « nouveau totalitarisme » (sic), aucun des centres d’études des partis progressistes ne répliqua. Pourquoi cette pusillanimité ? Par peur d’aborder des sujets de société « clivants » comme le racisme ou la « diversité » ? Le résultat, c’est que l’antiwokisme, cheval de Troie du trumpisme, a largement réussi à décrédibiliser les luttes pour l’égalité et les mouvements sociaux qui les portent. N’est-il pas temps que les centres d’études du PS, d’Écolo et du PTB se mettent à leur tour en mode « machines de guerre » contre le trumpisme à peine fardé de G-L. Bouchez et Cie ?

Le non-sens des petites divisions de la gauche

3. Dans un monde au bord du précipice, face à un large front néoconservateur décomplexé (lui-même boosté par les moyens financiers illimités de Musk et des Gafam), les petites divisions de la gauche européenne ont-elles encore un sens ? Qu’est-ce qui justifie aujourd’hui l’existence de deux partis, PS et Écolo, dont les programmes sont des quasi-copiés-collés l’un de l’autre ? Je ne suis pas naïf, je sais que les appareils sont imperméables à tout rapprochement, et qu’avec celui du PTB, pro-russe et eurosceptique, c’est carrément impossible. Mais derrière les appareils, il y a des militants, des électeurs, ou tout simplement des citoyens attachés à la démocratie, qui sont en demande de convergences et de perspectives. Dans les années 1930, face à Mussolini et Hitler, un large front antifasciste s’était aussitôt constitué, qui suscita nombre d’actes de résistance concrets, et qui fut aussi à l’origine des projets de Sécurité sociale et de renforcement de la démocratie mis en œuvre en 1945. Un nouvel antifascisme n’est-il pas à inventer ?

Si elle ne veut pas disparaître, la gauche européenne doit au plus vite réaffirmer ses principes, débattre de ses priorités, proposer une alternative. Pourquoi Paul Magnette, Président du PS mais aussi brillant politologue spécialiste de l’Europe, ne prend-il pas l’initiative de réunir à Bruxelles (ou ailleurs) les leaders socio-démocrates et écologistes européens ? En 2017, il avait mené avec panache la fronde contre le CETA : les circonstances n’imposent-elles pas d’en faire au moins autant ?

Extrait de La Libre.be

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