
508 démissions en un an, « une pression de tous les instants »… Témoignages et documents internes brossent un tableau inquiétant du climat social chez la filiale française du groupe suisse, en pleine ascension.
Olivier Allender est un homme heureux. Il dirige une entreprise prospère qui affiche un taux de croissance enviable de plus de 15 % par an et vise désormais le million de clients. Depuis plus de trente-cinq ans, Verisure France laboure l’Hexagone avec son armée de commerciaux aux vestes siglées qui sonnent aux portes des propriétaires pour leur refourguer des alarmes sans cesse plus sophistiquées – les dernières nées déclenchent un épais nuage de fumée blanche supposé forcer l’intrus à quitter les lieux.
Dans sa communication, le groupe carbure d’ailleurs au sentiment d’insécurité. En 2023, la France a enregistré « une moyenne d’un cambriolage toutes les deux minutes », met en garde le site de l’entreprise. « Le marché est porteur car la sécurité est un droit fondamental, assume Olivier Allender, directeur général (DG), dans un entretien au Figaro. Dans la pyramide des besoins établie par le psychologue américain Abraham Maslow, c’est celui que l’être humain cherche à satisfaire juste après ses besoins primaires. »
Anxiogène dans sa communication, l’entreprise sait aussi jouer la carte de la séduction. « J’ai la faiblesse de penser que la marque employeur de Verisure attire les candidats », se félicite le DG dans la même interview. À la question de savoir si les embauches annuelles compensent les départs, il rétorque sans ciller : « Le problème ne se pose pas vraiment, car le taux de démission est très faible. » Plusieurs documents et témoignages jettent pourtant une lumière crue sur les pratiques sociales de l’entreprise, à mille lieues de la communication lustrée servie par le groupe.
508 démissions en un an, soit un taux de plus de 13 %
Les bilans sociaux de la boîte, que nous nous sommes procurés, invitent à tempérer l’optimisme du DG. En 2023, 508 salariés ont démissionné, soit un taux de démission de plus de 13 % (rapporté aux 3 695 salariés présents dans les murs fin 2022). « Lorsqu’on dépasse les 10 %, on considère que c’est déjà un chiffre élevé », glisse un expert CSE à qui nous avons présenté ces chiffres.
Pire, en ajoutant à ces démissions les licenciements, ruptures de période d’essai ou autres ruptures conventionnelles, on arrive à 2 655 départs pour 2023. Autrement dit, plus de 71 % de l’ensemble des salariés ont quitté l’entreprise en un an ! D’où un rythme d’embauches élevé pour maintenir les effectifs. Et ces statistiques se vérifient d’année en année.
Chez les commerciaux, le taux de démission dépasse les 20 %. Chaque jour, ces salariés arpentent les routes, démarchant les clients potentiels (particuliers ou entreprises) pour leur vendre des alarmes équipées de systèmes de télésurveillance. « Quand on entre dans la société, ils nous font miroiter monts et merveilles, se souvient Julien1, 33 ans, qui a quitté l’entreprise. Des salaires de 3 500 ou 4 200 euros brut, des rendez-vous avec les clients fournis clés en main… La réalité est moins rose. J’avais des horaires monstrueux, avec démarrage à 9 heures du matin et, certains soirs, fin du boulot vers 23 h 30-minuit. En moyenne, je faisais 60 heures par semaine. »
« Au départ, nous dépendions de la convention collective prévention et sécurité, qui fixe le temps de travail à 35 heures par semaine, explique Hamel Chaker, élue SUD. En janvier 2018, ils nous ont sortis de cette convention pour nous faire signer des contrats de VRP (non soumis à la réglementation sur le temps de travail – NDLR) : ils n’ont plus d’obligations en termes de paiement d’heures supplémentaires. »
« Une pression de tous les instants »
L’entreprise recrute des commerciaux à tour de bras, surtout parmi des jeunes peu diplômés (30 % environ des VRP ont moins de 26 ans et l’âge moyen est de 31 ans), à qui Verisure promet des salaires affriolants. La rémunération est composée d’une base de 2 020 euros brut (environ 1 600 euros net) et de commissions liées au nombre d’alarmes vendues (le déclenchement de la part variable se fait au-delà d’un certain volume de ventes). Les rémunérations peuvent atteindre des sommes rondelettes, mais elles sont réservées à une minorité : en pratique, seuls environ 40 % des commerciaux déclenchent leur variable, selon des données internes.
Julien est entré dans l’entreprise en 2023, mais assure que la quasi-totalité des embauchés en même temps que lui ont préféré mettre les voiles. « Parce que trop de pression, résume le jeune homme. Nos responsables sont sans arrêt derrière notre dos, ils nous appellent à 20 h 30 le soir pour savoir comment s’est passée notre journée et nous rappellent à 8 heures le lendemain pour savoir ce qu’on va faire. C’est une pression de tous les instants. »
« Ils font en sorte qu’on pense Verisure tout le temps, assure en écho Stéphane (*), technicien de maintenance. Les mails de communication sont envoyés le vendredi en fin de journée pour qu’on les lise le week-end. » Stéphane décrit les journées marathons passées à avaler l’asphalte au volant de sa voiture : « 500 kilomètres par jour, sur six départements, quasiment que sur des routes de campagne… Amplitude horaire : 7 heures -19 heures, non-stop, sans même m’arrêter pour manger le midi. »
Les performances affichées et commentées en public
La pression sur les résultats passe par le déclenchement de PPI (ou plans de progression individuels), trois lettres qui sonnent comme un prélude à sanction : les commerciaux dont les résultats sont jugés insuffisants se voient imposer cet accompagnement personnalisé pour revenir dans les clous. Mais en pratique, la moitié des PPI se terminent par un départ de l’entreprise.
Régulièrement, des debriefs ont lieu dans les agences au cours desquels les performances des vendeurs sont affichées et commentées en public. Avec à la clé des scènes parfois pénibles. Étienne (*) raconte qu’il s’y rendait souvent à reculons, le cœur battant la chamade. « J’ai un grand gabarit, donc tout le monde pensait que j’encaissais, raconte-t-il. Mais à force d’être soumis à une pression continue, ton cerveau pète des câbles. Ils n’ont que ce mot-là à la bouche : ”Les ventes, les ventes, les ventes.” »
« Les commerciaux sont parfois humiliés en agence, assure Hamel Chaker. J’ai entendu un responsable dire à un commercial qu’il n’était ”qu’un bon à rien”. Ici, le management peut être toxique. » Philippe, ancien commercial, garde le souvenir cuisant d’un recadrage dont il a les frais en janvier 2024 dans une agence de l’ouest de la France. « Lors de cette réunion, après que nous ont été projetés les noms des meilleurs et des pires vendeurs du mois précédent, (un responsable) m’a aussitôt invectivé devant toutes les personnes présentes à propos de mes mauvais résultats du mois », a-t-il consigné par écrit.
Des propos blessants, selon son souvenir, dignes d’une « humiliation publique ». « Pour faire ces résultats, tu n’as rien branlé du mois ! » lui aurait lancé le responsable, avant d’enchaîner : « Si tu as bossé, c’est sûrement que tu t’es trompé de métier, il va peut-être falloir se poser les bonnes questions ! » Puis, sur le même ton : « Regarde, celle qui vient d’arriver (dans l’équipe) fait mieux que toi, tu n’as pas d’ego ; en tout cas, moi ça me ferait c… » « Il a ensuite fait remarquer à mon chef d’agence que sans moi et un de mes collègues, aussi en dessous des résultats attendus, l’agence se porterait mieux », conclut l’ancien salarié.
« On va s’occuper de toi ! »

Différents élus du personnel évoquent une ambiance parfois délétère où les syndicalistes seraient pris pour cible en raison de leur engagement. Un élu SUD nous a confié le récit rocambolesque d’une mésaventure démarrée fin juillet 2023 sur fond de suspicions de témoignages douteux. « Ce jour-là, ma manageuse me convoque dans un bureau pour un entretien annuel, raconte-t-il. À ma grande surprise, elle me parle de sujets personnels. Elle me demande si c’est bien moi qui ai fait courir la rumeur de son divorce, ce que je nie. Un superviseur entre dans le bureau, le ton monte et les insultes fusent. ”Tu es un salopard, un menteur, on va s’occuper de toi !” me menace-t-il. » Le syndicaliste assure qu’ensuite, il est sorti du bureau pour échapper à ce qui lui semblait être un « guet-apens », mais qu’il s’est retrouvé coincé dans le couloir par le superviseur. Il s’en est fallu de peu que la situation ne dégénère davantage.
Quelques jours après, il reçoit un recommandé lui notifiant un entretien préalable au licenciement pour menaces verbales et physiques. La direction produit une dizaine de témoignages à l’appui. « Tissu de mensonges », affirme l’élu syndical, qui jure que sa disgrâce est liée au rôle joué dans une grève en mars 2022. L’affaire atterrit sur le bureau de l’inspecteur du travail, qui refuse le licenciement le 19 janvier 2024.
Recours de la direction auprès du ministère du Travail. Nouveau refus du licenciement, le 11 septembre de la même année. Pour motiver sa décision, le ministère a commandé une contre-expertise, rendue le 30 août 2024. Cette dernière relève des faits troublants. « Les témoins accusant (le syndicaliste) d’être agressif et menaçant sont ceux avec lesquels ce dernier avait un conflit relatif à des accusations de propos racistes, écrit l’auteur. C’est la raison pour laquelle les éléments produits en défense par (le syndicaliste) mettent le doute sur la sincérité des témoignages produits (…). Ce doute a été retenu par l’inspecteur du travail. »
Une ancienne salariée assure que le climat social s’est dégradé dans l’entreprise à mesure que les appétits du groupe s’aiguisaient. « Depuis que la maison mère veut introduire la boîte en Bourse et conquérir l’Europe, les choses n’ont fait qu’empirer, soupire-t-elle. Tout est tourné vers la performance, au détriment de l’humain. » Avec un réel succès : la filiale française de la multinationale suisse a réalisé 536 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2023, avec plus de 15 % de marge opérationnelle. Ses alarmes les plus chères se vendent autour de 1 200 euros. « Comme Verisure fait très peu d’acquisitions, tout repose sur la croissance organique, assure le directeur général au Figaro. Pour cela, il faut entretenir un esprit de conquête sur un marché qu’il faut gagner, maison par maison. » Une « conquête » payante… au coût social élevé. Contactée, la direction n’a pas répondu à nos questions.
Un géant bientôt coté en Bourse ?
Créé dans les années 1980 et aujourd’hui basé en Suisse, Verisure revendique 5,5 millions de clients dans le monde, pour 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Lorsqu’elles se déclenchent (en cas d’intrusion, par exemple), ses alarmes envoient un signal au centre de télésurveillance du groupe, qui appelle la police ou la gendarmerie.
Verisure s’est si bien développé au cours des dernières années que le fonds d’investissement américain qui possède l’entreprise, Hellman & Friedman, réfléchirait à son introduction en Bourse dans plusieurs pays européens. L’opération la valoriserait à hauteur de 20 milliards d’euros, selon les médias britanniques.
Une réussite qui n’exclut pas quelques casseroles. En novembre 2020, l’Autorité de la concurrence norvégienne a condamné Verisure et Sector Alarm à verser 766 millions de couronnes (environ 65 millions d’euros), pour entente illicite.
Cyprien Boganda
Extrait de l’Humanité.