
La ruée sur le caoutchouc a tué des millions d’Africains de l’ex-Congo belge. De cette tragédie est issu le premier mouvement de défense des droits de l’homme.
« Nous sommes fatigués de vivre sous cette tyrannie.
Nous ne pouvons plus supporter de voir nos femmes et nos enfants emmenés.
Pour être utilisés par les sauvages blancs.
Nous ferons la guerre.
Nous savons que nous mourrons, mais nous voulons mourir.
Nous voulons mourir.»
Neuf ans seulement après la création de « l’Etat indépendant du Congo », par décret royal du roi des Belges en 1885, ces paroles désespérées d’une chanson congolaise sont relevées par un missionnaire suédois. Il est vrai que la litanie d’assassinats et de mutilations commises au nom de Léopold II n’a eu d’égal que le chapelet de mensonges mis en place pour les dissimuler. Et il a fallu tout le courage de quelques hommes, qui ont fini pour la plupart dans des cachots anglais, pour qu’enfin s’achève en 1908 l’extermination des populations du Congo, avec le passage au gouvernement belge de la souveraineté exclusive du roi sur ses territoires d’Afrique. Un massacre commis par les agents de la force publique belge, chargée d’organiser le pillage en règle de l’ivoire, puis mise au service des multinationales du caoutchouc, dont l’extraction consacre le grand retour de l’esclavage.
« Ecoutez les hurlements du fantôme de Léopold, qui brûle en enfer pour sa multitude aux mains mutilées », devait écrire en guise d’oraison funèbre le poète américain Vachel Lindsay. Comme si décidément, faisant écho au célèbre Cœur des ténèbres de Joseph Conrad, voyage morbide de l’explorateur Kurtz dans les profondeurs de la jungle dont s’inspire Apocalypse now de Coppola, le destin historique du Congo devait faire écho pour l’éternité au crépitement des feux de l’enfer.
Image de marque du Congo de Léopold II, la « politique des mains coupées » telle que nous la raconte l’historien et journaliste américain Adam Hochschild s’apparente en effet aux génocides de ce siècle. Les agents du roi s’appliquent à collectionner les membres humains par dizaines de milliers, à la fois système de punition pour les indigènes récalcitrants et instrument de comptabilité lors des massacres de masse.
Extrait du journal d’un officier belge au Congo, publié en 1896 par la Kölnische Zeitung : « Chaque fois que le caporal s’en va pour chercher du caoutchouc, on lui donne des cartouches. Il doit rendre toutes celles non employées ; et pour chacune des cartouches brûlées, il doit rapporter une main droite.»
La chicotte, nerf de bœuf dont on fait un fouet redoutable, s’abat sur tous les Africains. Elle restera un instrument de la colonisation belge jusqu’à l’indépendance.
Au Congo de Léopold, les cadavres jonchent la brousse et les montagnes d’ossements humains empêchent le passage des sentiers. Des centaines de milliers de porteurs, forcés de conduire les caravanes européennes à travers la jungle, s’écroulent sous les coups et la maladie. Les villages sont systématiquement rasés pour forcer leurs habitants à partir à la recherche de caoutchouc. La famine pratiquée à large échelle, le kidnapping des femmes et des enfants, la chute de la natalité, font le vide dans les plaines du Congo.
« Les hommes de Léopold cherchaient simplement de la main-d’œuvre, comme l’avaient fait pendant des siècles les marchands d’esclaves qui écumaient l’Afrique, écrit Hochschild. Peu de fonctionnaires établissaient des statistiques sur un phénomène qu’ils jugeaient aussi négligeable que la perte de vies africaines. » S’appuyant sur des sources uniques et inédites, le chercheur avance que le régime de terreur instauré par Léopold II, rendu fou par l’appât du gain, fera au total près de dix millions de victimes. L’argent du Congo, estimé à plusieurs milliards de nos francs, servira essentiellement à alimenter les rénovations mégalomaniaques des châteaux royaux et les dépenses de sa maîtresse Caroline. Peu avant sa mort, et la remise des clés de « sa » colonie à l’Etat belge, le roi fera brûler la plupart des documents relatifs à ses exactions.
Les Fantômes du roi Léopold est une dénonciation vigoureuse et émouvante d’un génocide relégué aux oubliettes de l’Histoire. Bruxelles interdisait encore il y a peu aux historiens l’accès à des archives « pouvant nuire à l’image de la Belgique ». Ce livre est aussi un hommage aux hommes courageux qui consacrèrent leur existence à la dénonciation de cette infamie: en particulier Edmund Morel, journaliste d’investigation britannique, jeté en prison à Londres pour ses convictions pacifistes, peu après le succès d’une campagne épuisante contre Léopold; sir Roger Casement, consul britannique puis patriote irlandais, une cause qui devait finalement le perdre; et enfin, William Sheppard, missionnaire noir américain, lui aussi poursuivi en justice et jugé. En gagnant la première campagne internationale en faveur des droits de l’homme, ils ont été les pionniers d’un siècle marqué par les génocides.
Jean-Philippe Ceppi
———————————————————————————————————-
L’auteur du livre : Adam Hochschild, (New York, 1942) est un écrivain américain. Il est un des co-fondateurs du journal Mother Jones.
Fils unique, il grandit dans un milieu qu’il a décrit dans son premier livre Half the Way Home : a Memoir of Father and Son, publié en 1986.
En travaillant comme étudiant en Afrique du Sud, il devint sensible aux injustices du racisme et s’engagea en politique. Il se joignit au Mouvement des droits civiques aux États-Unis, il manifesta contre la guerre du Viêt Nam et trouva un travail de journaliste au journal Ramparts. Plus tard, il fonde Mother Jones avec deux partenaires. Il vécut 6 mois en Inde en 1990.
Source : Wikipedia