Vol vers la Lune : « Comme à l’époque soviétique, la Russie veut apparaître comme une grande puissance spatiale »

Près de cinquante ans après son dernier essai, la Russie s’apprête à envoyer un engin spatial vers la Lun. Pour « Marianne », Isabelle Sourbes-Verger, directrice de recherche au CNRS spécialisée dans les politiques spatiales replace cet évènement dans le contexte géopolitique lié à la conquête du satellite terrestre.

Assiste-t-on à un retour de la compétition spatiale dans le monde ?

L’agence spatiale russe Roscosmos a annoncé lancer, un engin vers la Lune : Luna 25. Le vol devrait durer entre « quatre jours et demi et cinq jours et demi », selon un communiqué. La dernière mission lunaire remonte à l’époque de l’URSS : il s’agissait de la sonde spatiale Luna 24, en 1976. Mais ce décollage survient au moment où d’autres puissances mondiales, comme les États-Unis et la Chine, multiplient les missions en vue d’alunissages. Isabelle Sourbes-Verger géographe, directrice de recherche au CNRS spécialisée dans les politiques spatiales et auteure de Géopolitique du monde spatial (Eyrolles) analyse les enjeux géopolitiques autour de la Lune.


Marianne : La Nasa, l’agence spatiale américaine, a indiqué « souhaiter le meilleur à la Russie »
quelques jours avant le décollage de son engin, Luna 25,. Qu’en pensez-vous ?


Isabelle Sourbes-Verger : Je pense que la remarque de la Nasa est très sincère. Il ne faut pas oublier que la communauté spatiale est toujours ensemble dans la Station spatiale internationale (ISS). Là, vous avez des cosmonautes russes qui partent avec le vaisseau de Space X [entreprise américaine spécialisée dans le vol spatial et propriété d’Elon Musk], et inversement des Américains qui redescendent par la Russie. Donc d’une certaine façon, l’interdépendance dans le spatial entre la Russie et les États-Unis existe. Les équipes se connaissent depuis très longtemps.
Mais vous savez, les scientifiques, même à l’époque de la guerre froide, se voyaient et discutaient de leurs projets et essayaient de faire une certaine complémentarité. Je ne dis pas que dans le monde spatial, tout est rose et qu’il n’y a pas de tensions. Mais en tout cas, sur l’exploration spatiale, l’idée prédominante est que le milieu est tellement hostile et qu’il y a tellement de choses à faire qu’on va essayer de passer au-dessus des contraintes terrestres, de la géopolitique terrestre.

C’est important de noter que la mission lunaire, si elle marche bien, apportera un surcroît de connaissances dont tout le monde bénéficiera. Maintenant, les choses ont quand même beaucoup changé : depuis 2020, on sait très bien que la Russie ne continuera pas cette coopération dans la Station spatiale internationale avec les États-Unis. Les deux pays ont définitivement divergé. La Russie a dit qu’elle allait travailler avec la Chine et les Américains vont continuer à travailler avec leurs alliés traditionnels avec un leadership total, ce qui n’est pas le cas avec l’ISS où les États-Unis sont quand même dépendants d’un certain nombre de technologies russes.

Peut-on dire qu’après le duel historique entre les États-Unis et l’Union soviétique à l’époque de la guerre froide, c’est désormais la Chine qui s’oppose aux Américains ?

C’est très différent quand même. Pendant la guerre froide, quand l’exploration spatiale débute en 1957, on est vraiment dans une période de grande compétition politique mondiale. Pour les États-Unis et la Russie, c’est alors très important de montrer au travers du spatial que leur modèle politico-économique est le meilleur. Aujourd’hui, vous êtes dans un contexte différent. La Chine devient un compétiteur potentiel des États-Unis alors que ces derniers ont pris l’habitude depuis la disparition de l’Union soviétique d’être totalement incontesté. Mais ce n’est pour autant pas équivalent à la course à l’espace de la guerre froide. La différence aussi, c’est que les États-Unis ont une avance très importante par rapport à la Chine. Si vous comparez les missions que les Américains sont en train d’envisager sur la Lune, c’est d’abord beaucoup plus coûteux : on est de l’ordre de 10 milliards de dollars par an pour le programme Artemis [dont l’objectif est d’emmener un équipage sur le sol lunaire d’ici 2025]. C’est à peu près la totalité du budget spatial chinois pour toutes ses activités.

Il y a une avance américaine assez incroyable. De plus, ils ont enfin réussi à créer un secteur commercial privé qui n’existe pas en Chine. On est dans une configuration totalement différente de l’époque de la guerre froide. La mission lunaire chinoise est importante. Ils sont en train d’acquérir de réelles compétences spatiales mais il n’y a pas de démonstration d’une supériorité comparable à celle qu’a pu être la marche sur la Lune d’un Américain.

Quels sont les enjeux de la conquête de la Lune ?

D’abord, il y a bien sûr des enjeux scientifiques : mieux connaître la formation de la Lune et son évolution. Du point de vue des Américains, ils disent qu’ils veulent retourner sur la Lune dans le but d’aller vers Mars. Ce n’est pas tout à fait exact, on ne va pas décoller de Lune pour aller vers Mars mais ce qu’ils veulent dire, c’est qu’ils vont essayer de mettre en place une vraie infrastructure de survie ou de vie, sur une autre planète que la Terre. Le programme américain est très ambitieux. On est en train de passer dans un écosystème lunaire auquel personne n’avait jamais pensé. Si ça marche, ils auront acquis une compétence unique pour une potentielle mission martienne. Et l’intérêt, c’est effectivement qu’une mission internationale se ferait forcément alors sous leadership américain.

Qu’en est-il de l’alliance entre la Russie et la Chine ?

Ce n’est pas un problème. Ils ont deux programmes parallèles sur lequel les deux États se sont entendus pour faire de la complémentarité. Chacun a ses missions. La Chine s’occupe du retour des échantillons de la face cachée de la Lune, la Russie a cette mission d’atterrissage au pôle Sud. Donc, c’est un affichage politique de partenariat.

D’autres pays avec un programme spatial ambitieux ?

Sur les acteurs, il y a donc bien sûr les États-Unis, avec derrière eux l’Europe, le Japon et le Canada. Et la Chine avec la Russie. Cette dernière veut, comme à l’époque soviétique, continuer à apparaître comme une grande puissance spatiale mais est, pour l’instant, plutôt sur des missions robotiques. Vous avez également l’Inde, qui a lancé sa sonde. Il y a aussi la Corée du Sud qui a lancé une mission il y a un an. Enfin, vous avez des également des missions privés, soutenues par les grandes agences.

Propos recueillis par Yovan Simovic

Extrait de Marianne.

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