Prospective
Cette perspective constitue une épée de Damoclès au-dessus de la tête des équipes de management. C’est que la finance de marché est particulièrement court-termiste. Que les objectifs d’un grand groupe dévie de quelques points de pourcentage des objectifs de rendement sur fonds propre d’un fonds de pension et la sanction sera immédiate. Cette préférence pour le court terme se manifeste également quand les affaires vont bien. Les financiers prélèvent alors une forte proportion des bénéfices au détriment de l’avenir de long terme de l’entreprise.

Pour les 100 plus grands groupes français cotés en Bourse, la dépense au bénéfice du collectif des travailleurs n’a augmenté que de 22% entre 2011 et 2021 tandis que le montant des dividendes aux actionnaires a, pour sa part, progressé de 57%. Un indicateur permet de mesurer la ponction opérée par le capital financier. Il rapporte le montant des dividendes accordé au capital financier à la valeur ajoutée par les entreprises. A la veille de la pandémie, ce ratio se situait aux alentours de 9% en France. On voit que ce rapport était beaucoup plus faible durant les Trente Glorieuses. En effet, il correspond à une moyenne de 4,8 % de la valeur ajoutée entre 1949 et 1975. Si l’on retrace l’évolution de cet indicateur, on voit qu’il passe de 6% à la fin des années 1940 à 3,5% à la veille du choc pétrolier. L’euthanasie des rentiers, pour reprendre l’expression bien connue de Keynes, n’était pas un vain mot à l’époque et ce n’était pas pour autant une catastrophe.
La libéralisation financière est venue bouleverser de fond en comble cette configuration. La finance de marché s’est donc attribué une part croissante de la valeur ajoutée. On constatera avec Michel Aglietta que qu’au sein des pays de l’OCDE, l’investissement national a fléchi par rapport aux niveaux qui ont précédé les années 1980 . On observe la même tendance pour ce qui est de VAG. Nous sélectionnerons un autre outil pour procéder à cette évaluation, à savoir le taux de dividende qui rapporte les dividendes versés aux actionnaires et les bénéfices réalisés par l’entreprise. Nous avons choisi comme point de départ pour nos observations l’année 2015 au moment du dieselgate. Cette année-là, il faut payer les amendes aussi VAG ne verse aucun dividende, soit un taux de 0%. Depuis on observe une progression constante de cette variable qui est passée au-dessus de 33% en 2020. Suite la crise Covid, la part des dividendes baisse un peu. Elle passe à 20% en 2021 et 28% en 2022. L’année dernière, elle a culminé à 72%, le meilleur score du groupe pour ce ratio depuis 2010.
Si d’un point de vue macro, le capitalisme actionnarial s’effectue au détriment des investissements, on peut en conclure qu’à un niveau micro, il obère les capacités d’innovation des entreprises. Voilà pourquoi Volkswagen a triché au sujet de la pollution atmosphérique de ses moteurs diesel. La rémunération du capital financier l’a empêché d’innover de façon à rencontrer dans les délais impartis les exigences environnementales de la législation européenne. Ce coût du capital explique également le retard pris par le secteur automobile européen en matière de passage à l’électrique.
A ce propos, on fera remarquer que la Chine continentale n’a, jusqu’à présent, guère misé sur la libéralisation financière en tant que stratégie de développement. Des spécialistes chinois n’hésitent pas à signaler que la portée de la dérégulation financière en Chine reste, somme toute, limitée. Ce pays n’a pas cru en la libéralisation financière à rebours d’ailleurs des orientations du FMI tant et si bien la finance de marché y est fortement encadrée . Ce point de vue est corroboré par des sources occidentales. Certaines se placent sur le terrain de la polémique et dénoncent une finance chinoise aux ordres du pouvoir . D’autres émanant de l’appareil d’Etat de grands pays européens se contentent, pour leur part, de relever humblement que les marchés financiers chinois ont, certes, connu un certain développement mais que la Chine continue à s’appuyer sur ses grandes banques publiques pour assurer le financement de son économie. Le règne de l’actionnaire privé tout-puissant n’a donc pas cours à Pékin . Dans ces conditions, ce n’est peut-être pas un hasard si la Chine se caractérise par un haut niveau d’investissement. En fait, le pays détient le record mondial en la matière avec 42% du PIB en 2022 (soit 16 points de pourcentage de plus que la moyenne mondiale) .
Evitons, dès lors, tant le « solutionnisme » des petites recettes improvisées sur un coin de table que le volontarisme naïf pour ne pas dire niais. Face à des mastodontes comme la Chine, l’Inde ou les Etats-Unis, une politique industrielle conçue à la seule échelle de la petite Belgique n’a aucune chance de fonctionner. C’est le niveau européen qui devrait s’impliquer sur ce front. Il en résulterait de belles opportunités de réindustrialisation pour la Wallonie. Hélas, jusqu’à présent, la Commission européenne continue à miser sur la libéralisation financière .
Sauf prise de conscience urgente, l’industrie européenne risque donc de connaître encore bien des déboires. Et Audi Forest n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. C’est ainsi que de nombreuses entreprises belges préparent des plans de licenciements et de réorganisation de procès impliquant la suppression de dizaines de milliers d’emplois. Un travailleur averti en vaut deux .