« Mon ennemie, c’est la finance »  

Procureure puis juge d’instruction, conseillère pour plusieurs gouvernements, ancienne députée européenne   et aujourd’hui avocate, la Franco-Norvégienne Eva Joly incarne autant la lutte anti-corruption que celle contre le dérèglement climatique. Parce que les deux sont liées, parce qu’il n’y a pas d’avenir sans justice fiscale, justifie-t-elle. 

Entretien

J’ai passé une nuit d’hiver dehors » est une expression norvégienne qui signifie que l’on a traversé une expérience hors-norme, survécu à de grands dangers. La nuit d’hiver d’Eva Joly, ce fut la tentaculaire instruction Elf. Aujourd’hui avocate, l’ex-magistrate, députée européenne et candidate à la présidentielle française Eva Joly raconte ses mille vies dans son autobiographie.

Vous avez tour à tour été magistrate d’instruction, conseillère pour le gouvernement norvégien – votre pays natal –, eurodéputée Les Ecologistes, candidate à la présidentielle française en 2012… Vous avez aussi enquêté sur la crise financière en Islande, apporté votre expertise dans la lutte contre la corruption à plusieurs pays africains et à l’Afghanistan, vous êtes avocate depuis 2015. Quel est l’engagement dont vous êtes le plus fière ?

La période durant laquelle j’ai été juge d’instruction a été la plus dure mais aussi la plus gratifiante car il y avait l’idée de faire appliquer la loi à l’encontre de ceux qui volent massivement l’argent public. La magistrature française était, à cette époque, faite pour s’occuper des voleurs de sacs à main, pas des grands dirigeants.

Vous écrivez justement que lorsqu’au milieu des années 90 vous envoyez Loïk Le Floch-Prigent, le patron d’Elf, en prison, tout le monde s’est offusqué car ça ne se faisait pas. Les choses ont changé ?

Oui, car les instructions contre un ancien Premier ministre (François Fillon, NDLR) et contre un ancien président de la République (Nicolas Sarkozy, NDLR) se poursuivent. Se terminent même. N’oublions pas que ce sont des procédures qui prennent du temps, il faut en moyenne dix ans environ entre le début d’une affaire et son dénouement en Cassation.

Dans les années 90 encore, les banques ne jouaient pas le jeu de la lutte contre le blanchiment d’argent et contre la grande fraude fiscale. Et aujourd’hui ?

Ici aussi, les choses ont changé. Les banques sont dotées d’importants services de compliance, leurs obligations légales ont été renforcées, leurs licences peuvent leur être retirées et lorsqu’elles ne jouent pas leur rôle, il ne s’agit généralement plus d’accidents mais de comportements délibérés et donc sanctionnables.

Vous écrivez dans votre autobiographie qu’en de nombreux moments, votre ennemie, ça a été la finance. La lutte contre les injustices et les iniquités, ça a toujours été un fil rouge ?

Ça a été, et ça demeure, une motivation et une récompense. Qu’y a-t-il de mieux que trouver un sens à sa vie ? Au printemps 2022, l’université de Stavanger, en Norvège, m’a appelée pour enquêter sur le naufrage d’une plateforme pétrolière survenu en mer du Nord en mars 1980 : 123 personnes y avaient perdu la vie. Nous avons fouillé dans de nombreuses archives afin de reconstituer au plus près cette tragédie. Au printemps 2024, nous avons résumé nos recherches dans un rapport de 80 pages largement documenté, ce long article pointe des responsabilités et rend justice aux ouvriers qui sont décédés. C’est une vraie satisfaction.

Vous avez vécu de nombreuses vies mais éprouvez-vous des regrets ?

Ce n’est pas dans mon tempérament, je ne suis pas douée pour regretter. Ma vie aujourd’hui est le résultat de tout ce que j’ai fait auparavant. Dans la trame de ma vie, je ne sais quel fil je pourrais couper pour être là où je suis aujourd’hui.

Vous vous envolez après-demain pour New York (cette interview a eu lieu le 10 décembre, NDLR) : outre votre carrière d’avocate, quels sont vos projets ?

Pour donner suite à la faillite de Lehman Brothers en 2008, des experts de stature internationale se sont réunis au sein de l’Independant Commission for the Reform of International Corporate Taxation (Icrict), son rôle est de faire des propositions pour une meilleure justice fiscale. Je les ai rejoints en 2015. Nous travaillons maintenant à la création d’un impôt minimum mondial pour les milliardaires : une taxe de 2 % sur leurs revenus annuels et leur patrimoine. Ces milliardaires ne sont que 3.000 dans le monde, ils sont faciles à identifier, l’état de leur richesse est connu : si cette taxe était appliquée, elle rapporterait aux Etats autant que l‘impôt sur les sociétés. Les inégalités n’ont jamais été aussi fortes qu’aujourd’hui, elles sont une véritable menace pour notre démocratie, détruisent nos sociétés et notre environnement.

Montée de l’extrême droite, ingérence, suspicions de corruption : le Parlement européen est sous pression. Vous l’avez fréquenté pendant près de dix ans, qu’en pensez-vous ?


L’Union européenne a déjà connu des tempêtes et en connaît encore mais elle avance. On peut par exemple saluer la création en 2021 du parquet européen : il peut rapidement agir dans les affaires transfrontalières, sans passer par des commissions rogatoires. C’est un progrès fantastique. En matière de corruption, il y a bien sûr le Qatargate mais cette malhonnêteté apparente a été détectée, une enquête a été ouverte et est toujours en cours. De manière générale, la nature humaine étant ce qu’elle est, on ne peut éviter qu’il y ait des brebis galeuses dans une assemblée de plus de 700 personnes. Le Qatargate n’est pas un problème structurel au Parlement. Quant à la montée de l’extrême droite, c’est une vraie catastrophe, c’est comme si on n’avait rien appris, rien compris. Monter les citoyens les uns contre les autres ne peut aboutir qu’à des drames. L’extrême droite surfe sur la peur des gens et se présente comme la solution, ce qu’elle n’est pas. Comment quelqu’un peut-il penser que Bardella pourrait être Premier ministre et incarner la solution à un problème quelconque ? Vingt-neuf ans, totalement sans expérience, sans culture…

Que pensez-vous de cette crise inédite que traversent les institutions françaises ? Est-ce la fin de la V e République ?

Il faut que les députés apprennent très vite l’art du compromis et qu’on ne renverse pas un gouvernement si on n’est pas prêt à prendre la responsabilité d’en créer un autre. La Norvège a une grande expérience des gouvernements minoritaires, il y a eu quelques gouvernements renversés mais c’était toujours par des gens qui étaient prêts à prendre le pouvoir. Mais quand c’est le résultat entre l’extrême gauche et l’extrême droite, ça ne fait pas sens et les gens ne comprennent pas, ils sont furieux. Il faut maintenant pouvoir faire des compromis et je pense que devant la colère des gens, devant les tracteurs qui défilent et bloquent des routes, ils vont être raisonnables.

Qui porte la responsabilité de cette crise ? Le Président ? L’opposition ? Le RN ?

Pour moi, c’est clairement celle du président de la République. Il n’a pas voulu admettre l’échec des élections européennes et a pensé que le vote serait différent lors d’élections nationales parce que l’Europe, c’est loin, c’est moins important. Il a cru qu’en dissolvant l’Assemblée, il allait recréer une majorité en sa faveur. C’était un calcul erroné, la logique aurait été alors qu’il démissionne. On voit le déséquilibre : le président peut dissoudre l’Assemblée mais l’inverse n’est pas vrai. Si maintenant on n’arrive pas à faire des compromis, il faudrait effectivement une nouvelle Constitution.

Que diriez-vous de l’état de la gauche en France aujourd’hui ? Le Nouveau Front populaire est-il le meilleur moyen pour celle-ci d’accéder à nouveau au pouvoir ou les socialistes et les écologistes doivent-ils retrouver leur autonomie par rapport à la France insoumise ?

Le drame de la gauche, c’est que se présenter divisée, c’est perdre à coup sûr. Mon espoir à moi, c’est que les écologistes sortent du rang et que l’on puisse faire un gouvernement autour de l’écologie. C’est une chose sur laquelle on devrait pouvoir se mettre d’accord car c’est un thème qui n‘a eu aucune place chez Macron et chez Barnier. Alors qu’il y a urgence. Mais pour le reste, je n’ai plus de mandat, mon opinion n’est pas intéressante.

Vous auriez aimé ajouter un chapitre à votre livre ?

Oui, je pense que je n’ai pas assez parlé de ce que j’attends de cette dernière partie. Ce sera pour une éventuelle réédition.

Joël Matriche (avec J. M.)

Extrait du Monde

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