Le racisme ordinaire

Si le racisme repose essentiellement sur des préjugés, il faut reconnaître que nous, Belges n’en étions pas exempts. Pour nombre d’entre nous, les Français étaient sales, leurs femmes ne connaissaient pas l’eau ni le savon. On disait que le Français se sentait bien dans du linge propre après avoir retourné sa chemise.

C’était le souvenir d’une époque où le monopole d’État du gouvernement français sur le sel, les allumettes et le savon en rendait l’usage rare parce que dispendieux. Cette situation avait d’ailleurs disparu chez nous sous le gouvernement hollandais. Cela arrangeait beaucoup nos braves frontaliers qui en introduisaient en fraude en France et gagnaient largement leur vie par ce genre de trafic. Plus tard, ce fut le tabac qui fut l’objet de la fraude. Dans l’autre sens, les parfums et les alcools en constituèrent la base. Pendant la guerre de 40 – 45, nos voisins des départements du Nord et des Ardennes ont contribué à soulager notre ravitaillement déficitaire en beurre et en pommes de terre.

Ainsi donc, la relation de ce mouvement migratoire belge vers la France peut nous inciter à plus de modestie lorsque nous déclarons que ce sont les autres qui viennent manger notre pain, alors que nous, nous sommes assez courageux pour nous en sortir seuls ! Les réflexions que suscitent ces événements sont toujours d’actualité.

Un second mouvement migratoire, dans le même sens, devait à nouveau se produire un demi-siècle plus tard, toujours pour des raisons de manque de main-d’œuvre provoquées par la démographie. Mais cette fois, la cause était la conséquence’ des décès lors de la grande guerre 1914 -1918. En 1918, la France est exsangue. Son déficit est estimé à un million et demi d’individus. Cette fois, ce n’est pas seulement l’industrie qui manque de bras mais aussi l’agriculture. On fit donc appel de nouveau à l’étranger. La deuxième vague de 1920 à 1931 attire encore beaucoup de Belges et d’Italiens mais ce sont surtout des Polonais qui arrivent en France. Les Belges sont, cette fois, surtout représentés par des Flamands. Cette fois, ils viennent des régions dévastées de la Flandre occidentale noyée sous une eau saumâtre durant plus de 4 ans, sillonnée de tranchées, ponctuées de cratères et de tombes, couvertes de débris des armées et dont le sol retourné par les obus, brûlé par le phosphore, restera longtemps impropre à la culture des céréales. De plus, les terres recèlent des millions de projectiles non explosés qui risquent de sauter au contact des socs des charrues. Il valait mieux s’expatrier et chercher du travail auprès des compatriotes installés en France depuis des générations.

Les Polonais avaient aussi connu la guerre sur leur territoire. Alliés des Français, ils avaient été récompensés par la reconstitution, d’une Pologne plus grande, plus forte et pourvue d’un accès à la mer Baltique (Gdynia) qui devait assurer sa survie économique. Mais le régime à tendance dictatoriale et à base militaire qui marqua les premières années de la République polonaise avait suscité un flot d’opposants qui durent chercher refuge hors de leur pays. La France a été depuis le 18e siècle considérée par les Polonais comme un pays ami. La noblesse polonaise et les grands bourgeois se piquaient d’ailleurs de bien connaître le français et venaient volontiers prendre les eaux et le soleil dans les lieux de de villégiature française. Dès 1931, les Polonais représentaient la deuxième communauté étrangère en France derrière les Italiens et devant les Espagnols. Une majorité de Belges ayant bénéficié des mesures d’intégration déjà évoquées avaient pris la nationalité française et ne comptaient donc plus au nombre des étrangers.

Aujourd’hui où notre horizon devient européen, les Italiens et même les Polonais sont proches de nous et des Français. En 1930, ce n’était pas le cas. Les « Ritals » ou « les Macaronis », les « Polaks » étaient souvent rejetés dans des ghettos. Les Polonais surtout, au nom imprononçable, étaient jugés inassimilables. En 1921, ils avaient fui le régime du Maréchal Pilsudski. Aguerris par les luttes ouvrières soutenues au sein des partis de gauche ou anarchistes, ils s’amenèrent avec un esprit combatif. Très tôt, s’apercevant de l’exploitation dans laquelle les patrons, prétendaient les tenir, ils revendiquèrent de meilleurs salaires et des conditions de travail convenables. Très turbulents, ils étaient la bête noire du patronat. Dans le nord de la France en 1934, des immigrants polonais sont expulsés pour avoir fomenté des grèves des gueules noires.

Refoulés vers la Belgique, ils y furent acceptés par les patrons charbonniers qui avaient grand besoin de main-d’œuvre. Ils rejoignirent ainsi ceux de leurs qui étaient installés chez nous depuis 1920 également.

Récemment, un film projeté sur Arte montrait les grèves déclenchées en France par les mineurs polonais et la brutale répression qui s’en suivit. Un Gillicien nous raconta que son père qui travaillait à cette époque dans une mine du Nord garda toute sa vie la marque des coups de matraque que lui infligea la gendarmerie. Lors des funérailles des victimes du Bois du Cazier de la grève de 1930, les syndicalistes polonais qui tentèrent de prendre la parole furent également pris à partie par la police communale.

Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les noms ou les prénoms qui nous permettent de distinguer les nationalités d’origine des Italiens ou des Polonais qui ont marqué notre histoire ouvrière comme aussi le Flamand avant eux.

Ainsi que le disait une amie parisienne, il y a peu : « l’Europe des trusts existe depuis longtemps. Il ne reste plus à faire que celle des travailleurs. »

Roger Nicolas

9 décembre 1997

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