
La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié, disait André Malraux ( 1901-1976).
Le malicieux aphorisme de cet auteur (qui ne l’était guère !) m’est revenu à la mémoire quand, repensant à cette lecture vingt jours seulement après l’avoir terminée, je me suis rendu compte que j’en avais largement publié les personnages et que me revenaient seulement les problématiques soulevées.
En avril dernier, je ne connaissais pas Olivier Bordaçarre, né en 1966. Et je regrette bien d’avoir si longtemps (en vérité jusqu’à l’instant de la présente chronique) ignoré qu’il fût dramaturge et auteur d’une vingtaine d’ouvrages . .
Merci par conséquent la RTBF d’avoir, par une émission à une heure d’écoute plus généralement dédiée au bien-être et récits d’insatisfaction individuelles ! attiré mon attention sur Olivier Bordaccare.
Je m’étais arrêté sur une interview de l’auteur et particulièrement sur ses propos relatifs à la vie en abattoir ! Ses propos confirmaient bien que ce sujet était un oxymore de l’esprit : ces lieux sont des entreprises où non seulement la vie est retirée, mais où on en observe la disparition quand on fait de l’existence un moment d’expression d’affectivité et de respect. C’est bien cela que décrivent les trois cent soixante pages éditées par Denoël dans sa collection – assurément bien nommée !- Sueurs froides : les animaux souffrent, tant avant leur mise à mort qu’au moment de cette dernière : on entend ici les meuglements profonds et interminables des bœufs, les bêlements des agneaux qui se débattent jusqu’à la décharge d’électricité, le bruit des bouses qui s’éclatent sur le ciment ou celui des jets de lisier des cochons affolés ( parce que les estomacs ne sont jamais tout à fait vides malgré la diète préparatoire au voyage) […] ( page 264). Douleur d’autant plus profonde que les actes sont éventuellement multipliés et répétés, tantôt pour défectuosité technique, tantôt pour remords de dernière minute des agents d’abattoir.

Les bêtes savent, nous aussi (page 161) exprime un chevilleur pour qui l’alcool est devenu le seul soutien de sa quotidienneté de cette existence.
En termes de souffrance, ces travailleurs ne sont pas en reste sur leurs victimes. : y exercer des fonctions les dégrade à leur propre œil : le bâtiment principal c’est l’antre des tueurs où trois équipes de trois hommes chargés principalement de l’abattage et de la première découpe y officient jour et nuit en se relayant. C’est l’asile dans le jargon. Parce que ça rend dingue (page 130). Du reste, il s’agit d’un métier qui ne se choisit que sous les contraintes du déclassement social ou d’une nécessité aussi absolue que paradoxale de … vivre ( tout au moins au sens de gagner quelqu’argent) et dont un des personnages. Du reste, et comme l’établissait un sujet télévisé de Franc Télévisions, vu bien avant la lecture de ce livre, ce type d’entreprise se caractérise aussi par un taux de rotation du personnel des plus élevés dans l’Hexagone, bien souvent sans que les travailleurs concernés soient assurés de retrouver un autre emploi. Parlant d’une secrétaire de l’entreprise, l’auteur rapporte qu’elle avait connu l’odeur moite des pressings, l’odeur grasse des stations-service, l’odeur chargée des cuisines de cafétaria, l’odeur fétide des élevages de poulets en batterie, l’odeur de la sueur des hommes dans les ateliers. Mais celle de l’abattoir est à part. Elle dépasse tout. Elle provoque une nausée universelle. Elle projette la secrétaire dans sa propre viande, sa finitude, la puanteur de sa mort. (page 264)
Sous prétexte d’un thriller familial (« où est passé notre mari et père ? ») au terme duquel il est révélé qu’un entrepreneur de buffet froid peut finir dans un processus industriel de découpe tel un vulgaire quartier de bœuf, l’auteur aborde avec subtilité le thème de cette violence sociale, mais aussi ceux de la vie familiale abîmée, du harcèlement au travail et de l’exposition inexorable à la violence générale de ceux dont la vie a mal commencé.
On est bien loin, avec la lecture de La disparition d’Hervé Snout, des débats – plutôt des invectives ! – auxquelles donne lieu la question récurrente : étourdissement ou pas étourdissement avant abattage ? Ici, le seul étourdissement à retenir est celui qui m’est venu – un instant seulement ! – à la première brochette portée à ma bouche après avoir refermé le livre (pardon : éteint ma liseuse) : est-il moral, pour quelques calories et acides aminés chers aux synapses, d’imposer une telle souffrance à animaux et travailleurs ? Comment concilier un nouveau respect du Vivant à cette connaissance anthropologique qui a fait de la maîtrise de la viande cuite la source du développement de l’espèce humaine ?
Alain BERGER
Extrait de son Blog https://lireecrire.com/