Les victimes invisibles : quatre millions six cent mille morts de guerre depuis 2001 (partie 3)

… des guerres coloniales qui n’ont pas eu lieu

Les près de cinq millions de victimes depuis 2001 n’ont pas de nom, pas de visage, pas d’histoire. Il n’y a pas eu de procès où ils et elles ont pu exprimer leurs douleurs et témoigner de leurs peines. Au mieux, ils ont pu enterrer leurs proches et ils ont pleuré sur leurs tombes. Et puis, plus rien. Rien que l’absence. Rien que la douleur. 

Dans nos pays, on commémore les victimes de la première et deuxième guerre mondiale et on célèbre « 75 ans de paix et de liberté » en Europe. De nos jours, on se souvient même des massacres commis par la colonisation belge du Congo. Comme si les guerres coloniales d’aujourd’hui au nom de la lutte contre le terrorisme, celles qui sévissent depuis vingt ans n’ont jamais eu lieu, n’ont jamais existé. Comme si ces guerres ne durent pas depuis plus longtemps que les deux guerres mondiales ensemble ? Comme si ces guerres menées par les États-Unis et l’OTAN n’ont pas provoqué le déplacement de 38 millions de personnes.  Soit plus que n’importe quel conflit depuis 1900, à l’exception de la Seconde Guerre mondiale. Et comme dit le rapport de 2021 de Costs of War : « 38 millions est une estimation très prudente. Le nombre total de personnes déplacées par les guerres menées par les États-Unis après le 11 septembre pourrait être plus proche de 49 à 60 millions de personnes, ce qui rivaliserait avec le nombre de personnes déplacées lors de la Seconde Guerre mondiale ».

Pourquoi n’avons-nous rien vu, rien entendu ? 

Pourquoi les pancartes et les slogans « Not in y Name » des manifestations de masse du début des années 2000 ont été si vite rangés au placard ? Parce que toute la classe politique de droite ou de gauche et tous les médias occidentaux ont fait en sorte que nos sociétés absorbent ces guerres qui se passaient loin de notre existence occidentale privilégiée.  Nous avons tous été entraînés dans l’acceptation d’un concept d’une guerre contre-terroriste mondiale. Ces guerres n’ont en rien changé quoi que ce soit à notre vie quotidienne. L’horreur n’arrivait pas jusque chez nous : grâce aux drones et autres techniques sophistiqués meurtriers, il n’y a pas eu un nombre de soldats occidentaux tués au front comme c’était le cas dans les guerres d’avant. 

Au niveau des médias, les États-Unis ont tiré des leçons de la guerre au Vietnam : il n’y a plus d’images comme celles de My Lai ou de Kim Phuc, la fillette, brûlée par le napalm, courant nue sur la route devant des soldats américains. La grande majorité des médias s’est rangée dans les rangs de l’armée étatsunienne, pratiquant le « embedded journalism » (le journalisme incorporé). Quand Julian Assange et Wikileaks ont rendu public ce qui était caché, en publiant des dossiers secrets sur les crimes de guerre commis, ils ont brisé ce carcan. La publication d’une seule vidéo classifiée secrète, filmée et commentée par des pilotes à bord des hélicoptères Apache, du massacre de plus d’une dizaine de personnes, dont deux reporters de Reuters à Bagdad en 2007, créait une onde de choc. 

 Il y avait la douzaine de morts, mais aussi deux enfants blessés, évacués par les forces terrestres américaines arrivant sur les lieux alors que les hélicoptères Apache continuaient à tourner au-dessus de leur tête. On entend un des pilotes dire : « C’est de leur faute, ils n’ont qu’à ne pas amener leurs enfants au combat ». Ce ne sont pas ceux qui ont commis le crime, mais celui qui l’a dénoncé qui paie le prix fort : Julian Assange se trouve depuis quatre ans à la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, en attendant une décision sur son extradition aux États-Unis. Le journalisme incorporé, lui, poursuit son chemin, comme en témoigne la guerre en cours en Ukraine. Une fois que des guerres, comme celle en Afghanistan ou celle de l’Irak, prenaient officiellement fin, toute information sur ce qui se passait après dans ces pays ne nous intéressait plus. 

Et pourtant, les victimes, ceux et celles qui ont survécu aux 4,6 millions morts, sont toujours là. Ils et elles attendent notre réponse. 

Luk Vervaet

Extrait du journal électronique « Le grand soir ».

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