Une véritable exécution

« Ces photos prises du corps de Julien Lahaut après l’assassinat sont totalement inédites. Elles ne se trouvaient pas dans la copie du dossier judiciaire que nous avons pu consulter lors notre enquête scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut », nous confirme le professeur de la KU-Leuven, Emmanuel Gerard © Archives de l’Etat à Liège
Le 18 août 1950, vers 21 heures 15, deux hommes sonnent à la porte de Julien Lahaut, 65, rue de la Véquée à Seraing. Gerardine Noël, la femme du député ouvre. Les inconnus disent vouloir parler au « camarade Lahaut ». Son épouse va le chercher. Le président du parti communiste apparaît dans le vestibule. Aussitôt l’un des deux hommes fait feu. Cinq coups tirés avec une seule arme, un pistolet automatique de calibre 45. Les deux premières balles atteignent la victime au niveau de l’oreille droite, la suivante vient se loger dans l’abdomen ; tirée à une distance de 50 centimètres à peine, provoque une hémorragie fatale. Julien Lahaut s’écroule. Alors qu’il était en train de tomber, peut-être même alors qu’il était déjà à terre, couché sur le dos devant la porte de sa maison, la tête reposant sur le trottoir, la victime reçoit encore un projectile, tiré tel un coup de grâce dans la joue droite. Tout en entamant sa fuite avec son comparse, l’assassin appuie une cinquième fois sur la gâchette. La dernière balle s’écrase dans le soubassement du seuil. Les deux auteurs rejoignent une voiture à bord de laquelle les attendent deux complices. Elle démarre en trombe…
Ce soir-là, le juge d’instruction René Louppe est de garde. À ce titre, vers 21 h 40, ce magistrat inexpérimenté est saisi de l’affaire Lahaut ; c’est sa première grande enquête criminelle. Accompagné d’un médecin-légiste et d’un expert en balistique, il descend sur la scène de crime vers 22 h 45. Louppe constate que, contrairement à ce qu’il avait demandé, les policiers, présents sur place depuis plus d’une heure, n’ont pas sécurisé les lieux : le corps de la victime ne se trouve plus sur le seuil de la porte, il a été déplacé à l’intérieur de la maison ; de nombreuses personnes étrangères à l’enquête sont présentes. On s’agite dans tous les sens, on détruit des traces. L’une des douilles ne sera retrouvée qu’au lendemain des faits, ayant été déplacée par l’un des passants incongrus.
L’enquête commençait mal. Ce n’était qu’un début. Vers 5 heures du matin, le juge d’instruction clôture son premier devoir par l’interrogatoire de l’épouse de Julien Lahaut. Encore sous le choc, elle ne donne aucun détail déterminant quant à la physionomie des deux inconnus auxquels elle avait ouvert la porte. Et elle est encore moins disserte à propos de la voiture dans laquelle ils se sont enfuis. Dans les jours qui suivent, l’enquête de voisinage est tout aussi décevante. Pas de quoi de faire un portrait-robot des assassins, aucune certitude en ce qui concerne la voiture utilisée. C’est le brouillard. Enfin ce l’est dans le cabinet du juge d’instruction… Dès le début de l’enquête d’autres fonctionnaires assermentés appartenant à divers services censés participer à l’œuvre de justice et à la sécurité de l’Etat disposent bien d’informations capitales, mais celles-ci ne sont pas transmises. À cet égard, coupons tout de suite le sifflet à ceux qui, par une aveuglante confiance dans les institutions voudraient expliquer le fiasco de l’enquête sur l’assassinat de Lahaut par la « faute à pas chance » ou par un regrettable « morcellement de l’information » : tous les manquements, erreurs, omissions, dysfonctionnements et, osons ces mots, tous les indices de protection évoqués dans la suite de ce récit ont été objectivés par une enquête scientifique menée pendant plusieurs années par des historiens.
Car dans ce dossier les faits n’ont pas été éclairés par la justice mais par des scientifiques. En 1972, le dossier Lahaut fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu. En 1986, les historiens Etienne Verhoeyen et Rudi Van Doorslaer publient une contre-enquête fracassante ; ils découvrent l’identité de l’un des auteurs de l’attentat. Leurs investigations jettent alors une lumière nouvelle sur des réseaux anticommunistes actifs pendant la guerre froide mais bien des zones d’ombre subsistent, des archives de différents services de polices, celles de la Sûreté de l’Etat doivent encore parler. En décembre 2008, à la suite de longues tractations politiques, le Sénat adopte à l’unanimité une résolution « relative à la réalisation d’une étude scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut ». Cette mission est confiée aux CegeSoma (Centre de documentation et d’études Guerre et Société contemporaine) qui la délègue aux chercheurs Widukind De Ridder (VUB) et Françoise Muller (UC Louvain) qui travaillent sous la direction du professeur Emmanuel Gerard de la KU-Leuven.

Le professeur Emmanuel Gerard (KU Leuven) a dirigé l’enquête scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut commanditée par le Sénat de Belgique. © Ronald Dersin
« L’étude CegeSoma » révèle de nombreux documents qui concordent à démontrer que Julien Lahaut a été assassiné par des militants anticommunistes membres d’un réseau d’action et de renseignements privé financé par quelques grandes entreprises belges. Les noms des auteurs sont connus : François Goossens, les frères Eugène et Alex Devillé et Jan Hamelrijck. Deux pour sonner à la porte, deux à bord de la voiture. Quatre militants anticommunistes venus du Brabant flamand, œuvrant pour un réseau organisé bénéficiant de relations dans les services de police. Tous échappèrent aux foudres de la justice.
Une scène de crime « reconstituée » ?
Avant de plonger dans les méandres de ce fiasco judiciaire, il convient de contextualiser les deux photos de la scène de crime qui illustrent cet article. Ces documents publiés pour la première fois près de 70 ans après l’assassinat de Julien Lahaut proviennent d’une collection du laboratoire de la Police technique et scientifique de Liège acquise en 2018 par les Archives de l’État. Comme nous l’explique la conservatrice Laurence Druez : « Il s’agit d’un ensemble de pièces exceptionnelles. Cent mille négatifs, principalement sur plaque de verre, rassemblés pendant plusieurs décennies (1923-1988) : scènes d’homicide, de cambriolage, de collision entre des véhicules, reconstitution, intérieurs et façades d’habitation, rues et paysages, objets divers…» Une documentation riche qui devrait être numérisée et inventoriée… Mais pour l’heure, les Archives de l’Etat à Liège n’ont pas le budget nécessaire pour ce faire.

Aux Archives du Royaume, la conservatrice Laurence Druez nous montre quelques-unes des « plaques de verre » de la collection « police technique et scientifique de Liège ». © Michel Bouffioux.
« Ces photos prises du corps de Julien Lahaut après l’assassinat sont totalement inédites. Elles ne se trouvaient pas dans la copie du dossier judiciaire que nous avons pu consulter lors notre enquête scientifique sur l’assassinat de Julien Lahaut », nous confirme Emmanuel Gerard. Toutefois, comme nous, le professeur se pose bien des questions en les découvrant. Vu les circonstances de l’attentat, la position du corps étonne, mais admettons qu’elle correspond à la déclaration faite le soir des faits par l’épouse de la victime : « J’ai entendu quatre détonations (…) Je me suis précipitée vers l’entrée (…) Mon mari était étendu sur le dos, la tête pendant sur le trottoir. » Cependant, on observe aussi que les traces de sang sur le trottoir ont été sommairement nettoyées, ce qui semble indiquer que la scène de crime a été modifiée avant que l’on prenne ces photos.
Cette hypothèse est renforcée par divers éléments chronologiques. L’attentat a lieu vers 21 h 15. Le commissaire Jean Colleye (police communale de Seraing) est le premier policier à arriver sur les lieux vers 21 h 35. À ce moment, le corps a déjà été déplacé, comme il le relate dans un procès-verbal : « À notre arrivée, une foule avait envahi la maison du député. Depuis le seuil de l’habitation jusqu’à la cuisine, des flaques de sang maculaient le vestibule. Lahaut Julien était couché sur le dos à l’entrée de la cuisine. » On ne voit que les traces des « flaques de sang » évoquées par le verbalisant sur les photos. On l’a déjà signalé, lorsqu’il arrive sur place à 22 h 45, le juge d’instruction note aussi : « Nous arrivons et constatons la présence du cadavre de Julien Lahaut à l’intérieur de la maison. » Le témoignage de H.R., un voisin présent sur la scène de crime avant les policiers, est encore plus interpellant : « Je suis arrivé sur les lieux moins de dix minutes après les faits. À ce moment, le corps avait été rentré dans la cuisine et son épouse lui lavait la figure avec de l’éther. » Ce qui tend à accréditer cette hypothèse : immédiatement après les faits, le corps du député est déplacé par ses proches ; ensuite, dans le courant de la soirée, la police scientifique le « replace » devant l’entrée de la maison pour en quelque sorte « reconstituer » la scène de crime. Une manière de faire peu habituelle dans un dossier qui recèle beaucoup d’éléments étonnants…
A suivre