Souvenirs de jeunesse.

Fin des années 30, il y avait à la rue Belle-Vue à Marcinelle, une petite entreprise de sciage et de découpage de bois de chauffage. Jules Detrait et son épouse Alice en étaient les exploitants. Derrière leur maison, sur ce qui fut le carreau de l’ancienne fosse du n° 5, s’alignaient une série de 5 ou 6 annexes toutes remplies de troncs d’arbres de tous calibres prêts à être débités. La dernière annexe servait d’écurie à un magnifique cheval noir.

Comme tous les entrepôts communiquaient entre eux par des portes constamment ouvertes et qu’il y avait un poêle dans chacune de celles-ci, il y régnait une chaleur torride.

Les affaires marchaient rondement. Jules livrait un peu partout dans la région et il fut bientôt question de s’adjoindre un aidant. C’est Victor Fauville qui fut averti de l’offre d’emploi. Il accepta d’emblée. Cet ancien mineur de fond n’avait plus de domicile fixe après s’être séparé de sa femme Sylvaine. Il résidait tantôt chez sa sœur, tantôt chez un frère. Chez Jules, il trouva le gîte, le couvert et un travail agréable qui lui procurait une bonne paie. Avec sa petite pension, elle lui permettait de couler des jours heureux, loin de tout souci. Hélas, la guerre survint. Victor la passa avec ses déboires et malheurs comme tout le monde.

A la rue des Francs habitait Auguste Renaud, ingénieur attaché à la direction des ACEC. Il avait hérité d’une belle maison sise à l’entrée de la rue des Haies Germaine, au Gadin de Mont-sur-Marchienne. La maison était meublée mais vide d’habitants. Auguste se soucia de trouver quelqu’un qui serait en même temps le gardien. Par ces temps, pas si sûrs, il craignait les déprédations.

Ce fut sa gouvernante qui dénicha l’oiseau rare et c’est ainsi que Victor fit son baluchon et vint s’installer dans son nouveau domicile. On était en 1943 et, là aussi, il coula des jours heureux .

Il tirait de magnifiques légumes du jardin dont la terre depuis longtemps travaillée et fumée se distinguait par sa fertilité. Le potager se prolongeait par un verger bien entretenu qui lui donnait de superbes pommes Reinette ou Belle de Boskoop et toutes aussi délicieuses des poires Bon Chrétien Williams.

Les jours défilaient dans la quiétude et on arriva à la nouvelle campagne d’été 1944. Hélas, tous ces savoureux fruits allaient devenir la source de nombreux tracas pour Victor. C’est que, dans le quartier, sévissait l’échevin de l’instruction du Grand Charleroi, le sinistre Grevesse*.

Un beau jour, ce rexiste notoire vint accompagné de ses sbires, s’exercer au tir au pistolet dans le verger de Victor. Non content de faire des cartons, ces Gardes wallonnes et collaborateurs en tous genres s’appropriaient les succulents fruits mais aussi les légumes de Victor dont la colère montait d’un cran chaque jour. On lui riait au nez malgré ses protestations. Aussi, il se décida pour une solution énergique.

 Victor qui était d’un naturel un peu naïf, prit un beau matin le tram et s’en alla contrer ses mésaventures à la Kreiskommandantur. Les Allemands qui avaient d’autres chats à fouetter qu’une banale affaire de pommes promirent néanmoins de châtier les coupables. Par la suite, comme rien ne se manifestait du côté de « fridolins » et que les rexistes continuaient leurs plaisanteries douteuse, Victor prit à nouveau une grave décision. Il s allait se rendre justice lui-même.

La Kreiskommandantur était établi dans la siège de l’Université du Travail

Une nuit, après avoir bien inspecté les alentours , il se faufila discrètement dans la demeure de Grevesse afin de récupérer son bien. Comme les pommes et les poires étaient depuis longtemps digérées, il s’appropria de l’équivalent soit des livres et des vêtements dont il bourra deux grandes caisses. Il revint chez lui chargé et glissa le tout sous son lit. Ni vu, ni connu.

Parmi la famille, Victor avait un neveu de Marcinelle qu’il affectionnait beaucoup. Oncle et neveu se voyaient souvent. Gustave fut donc mis au courant des caisses et son oncle lui remit les livres ainsi qu’un beau costume .

Les textiles étaient rationnés. On portait le plus souvent des pantalons rapiécés. Une semaine plus tard, le neveu vint se faire admirer dans ses nouveaux atours chez son oncle. En le voyant arriver, celui-ci entra dans une violente colère et dit : «  Imbécile è n’vé nin ainsi droci, si Grevesse t’a vu dans ses loques, èm compte est bon** ». Il ne resta plus à Gustave, tout pantois, qu’à se déshabiller . Il ne connaissait pas l’origine du costume .

Quant aux livres, ils étaient de bonne facture. Jugez plutôt : une anthologie illustrée des poètes et prosateurs de France et de Belgique., les Lettres de Madame de Sévigné, des œuvres de Corneille, de Racine de Fénélon et autres hommes de lettres illustres. C’est que malgré son âme damnée et ses sombres desseins, le Grevesse n’était pas bête, il avait de l’érudition.

Maintenant, ces beaux et bons bouquins se trouvent chez les petits neveux de Victor.

La guerre tirait à sa fin. Victor était à ce moment gardien d’un pied-à-terre de l’ambassadeur d’Espagne. Un jour, tard le soir, les rexistes de la redoutable bande à Merlot firent irruption dans l’appartement. Victor était plongé dans la lecture d’un atlas . Les rexistes l’interrogèrent puis réalisant l’endroit où ils étaient, se retirèrent sur la pointe de pieds . Plus tard, après la libération, lorsqu’il apprit les méfaits de la bande, Victor racontait à tout qui voulait l’entendre qu’il eut la vie sauve grâce à l’atlas d’un ambassadeur. Après tout, n’avait-il pas tort ?

Après la libération, Victor Fauville alla habiter au n° 16 toujours de la même rue des Haies Germaine. Il s’adonna à la pêche et se rendait souvent à cet effet sur les bords de l’Eau d’Heure, près des ateliers Marbragglo. Un jour qu’il revenait bredouille, il fut surpris par un orage et il se mit à l’abri dans une des anfractuosités du rocher dit Lombot.

Il tombait des cordes et, regardant de ci de là, son attention fut attirée par une grande boîte en carton gisant dans un recoin d’une roche. La boîte, après son ouverture, révéla son contenu, les fameuses rations des GI américains.

La famille de Victor se régala car il donnait toujours ce qu’il avait. Malheureusement, il avait été vu et il eut bientôt des ennuis avec la police militaire qui le soupçonnait d’avoir pillé les convois américains. Ses ennuis ne durèrent pas longtemps car les véritables pilleurs furent surpris et condamnés. Victor fut dès lors lavé de tout soupçon. On passa sur le recel de quelques rations car on était encore en période de disette.

Cette fâcheuse histoire oubliée, Victor continuait son petit train de vie toujours occupé dans son jardin mais ses forces déclinaient. Il était atteint de cette terrible maladie des mineurs, la silicose qui, maintenant, entamait ses ravages profonds.

Mineur silicisé (photo de Wily Ronis)

Son frère vint loger chez lui afin de mieux le soigner. Malgré des soins attentifs, il dut bientôt se mettre au lit pour ne plus le quitter. Sentant sa dernière heure venir, il confia son terrible secret à son frère.

Avant la guerre de 1914, un incendie ravagea une grange jouxtant la rue Bordet. On ne connut jamais les causes du sinistre. Or Victor, étant jeune enfant, assista à un pénible spectacle. Des gamins plus âgés que lui s’étaient amusés à lier un journal enflammé à la queue d’un chat qui s’enfuit, épouvanté, dans la grange. La suite fut un désastre et aucun des gamins n’en parla.

Victor horrifié garda le secret jusqu’à sa mort. Cela devait le suivre longtemps car il adorait les chats. Son Minouche partageait sa couche très souvent. A la mort de Victor qui survint la veille de Noël 1948, le chat disparut. Quelques semaines après l’enterrement, son frère alla fleurir sa tombe et fut stupéfait de trouver le chat mort sur la dalle de béton recouvrant son maître. Ce fait fut attesté par une Française qui était venue rendre un dernier hommage à son ami.

Roger Nicolas.

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