De la Résistance à la crise des ACEC, des cellules communistes ont fortement stimulé les luttes ouvrières au sein de la grande firme. Retour sur une structure militante complexe mais pertinente en entreprise.
Le parcours du syndicaliste carolorégien Robert Dussart, retracé dans une récente biographie1, permet de percevoir l’action des cellules d’usine du PCB2 dans une des plus grandes entreprises belges, les ACEC3. Non seulement dans sa maison-mère de Charleroi, mais aussi à Herstal, Gand et Ruysbroeck. Éclairage sur un type particulier d’organisation ouvrière de combat.
Quel est le sens d’une cellule communiste d’entreprise ?

Georges Séguy à Renault Billancourt
Découvrir l’histoire d’un parti politique se réduit souvent à suivre ses évolutions électorales et ses tribulations parlementaires. La plupart des partis se sont toujours bornés à agir uniquement dans l’espace public, en prévision du prochain scrutin. Mais pas les communistes. Leur but premier vise à organiser dans leurss rangs la force du prolétariat afin de préparer un changement de système qui brisera l’exploitation capitaliste. C’est ainsi dans les usines que la classe ouvrière prend son sens comme classe en soi, c’est-à-dire par sa simple existence, en dehors de sa volonté propre. Les ouvriers n’ont pas forcément conscience de leur appartenance commune. Les communistes doivent agir en premier lieu afin que cette classe se constitue pour soi, autrement dit en réalisant que leur exploitation est semblable, forgeant leur intérêt collectif. Cette identité de classe est la condition nécessaire à leur participation active à la lutte des classes et à toute conquête sociale.
L’organisation militante sur le lieu de travail, initiée dès 1924 par la « bolchévisation » des PC, en référence au modèle du parti de Lénine et de la révolution russe (1917), vise à dépasser la structure traditionnellement communale des partis et à s’implanter en usine. Cet ancrage communiste peine à être quantifié par l’historiographie. C’est un échafaudage qui se construit en coulisse, à l’abri du regard patronal. Dans le règne de la propriété privée, le bourgeois est roi et ne souffre aucune contestation de ses salariés. Les ouvriers communistes doivent donc agir dans l’ombre.
La plupart des partis se sont toujours bornés à agir uniquement dans l’espace public, en prévision du prochain scrutin. Mais pas les communistes.
Leur organisation se mesure à deux niveaux : la taille de leur cellule et le nombre de délégués syndicaux acquis à leur cause. La pénétration syndicale est un enjeu décisif de leur projet. Dans un sens, c’est un processus naturel : les communistes se veulent à la pointe du combat social, à la tête des exigences ouvrières, et peuvent arriver de la sorte à gagner loyalement la confiance de leurs collègues. Mais les dirigeants syndicaux en place l’entendent peu de cette oreille et réagissent en général vivement contre cette démarche qui sape leur autorité. La cellule sert donc de tête de pont dans l’entreprise au parti et à ses syndicalistes. Elle est, par essence, très fragile et éphémère. En conséquence, sa stabilité et sa popularisation font l’objet d’une attention très soutenue de la direction politique du PC et doivent sans arrêt être régénérées pour survivre dans un terrain en tout point hostile, d’autant que ses meneurs risquent d’être licenciés à tout instant.
La portée très méconnue des cellules communistes d’usine dans l’histoire européenne

CGIL Fiat
Les PCF et PCI4 se sont démarqués des autres partis grâce à leur singularité prolétarienne et leur contre-culture. Si ces partis-communautés ont pu affirmer leur hégémonie, c’est surtout en raison de l’origine ouvrière de leurs cadres. Les PC ne cherchaient pas seulement à parler pour et au nom des travailleurs, mais ont œuvré à sélectionner et à élever les meilleurs d’entre eux au sein de leur personnel politique : dans leur appareil de parti, parmi leurs élus et réseaux. Malgré le contexte socioéconomique favorable de l’après-guerre, cette stratégie n’allait pas de soi et s’est traduite en interne par une lutte constante contre « l’intellectualisme », pour juguler la tendance logique des diplômés à s’autopromouvoir à la tête du parti et inverser véritablement l’exclusion politique habituelle des ouvriers.
Les PC, et plus encore leurs cellules d’entreprise, ont constitué un lieu à nul autre pareil de rencontres sociales entre salariés d’une même société. Cette sociabilité militante a ainsi permis de faire émerger d’excellents organisateurs ouvriers et de cultiver un capital culturel collectif, entretenu et transmis grâce à l’action. Des postures sectaires ont pu étouffer la démocratie interne et dévier ce type d’attitude dans une caricature « ouvriériste », en brimant les partisans issus d’autres classes, mais c’était un moyen efficace de garantir une mainmise et une cohésion ouvrières.
Non seulement le PCF et le PCI sont parvenus à imprégner de leur crédit les grands syndicats militants, CGT et CGIL5, mais ont aussi bâti de vrais bastions au sein des fleurons de l’industrie nationale. On pense surtout à Renault-Billancourt en banlieue de Paris et à Fiat-Mirafiori à Turin. C’était durant les Trente Glorieuses des usines-villes qui structuraient la vie économique de leur métropole, embauchant entre 30 000 et 50 000 ouvriers. Leur emplacement stratégique dans la chaîne de production industrielle déteignait sur toutes les entreprises de la région, voire bien au-delà. Il en était donc de même au niveau social : en partant en grève, les ateliers de Billancourt ou de Mirafiori entraînaient naturellement toutes les autres usines dans le combat social. C’était de ce fait le détonateur comme l’amplificateur des grandes luttes syndicales de leur période. En un mot, la clé et l’avant-garde de leur succès, bref un contre-pouvoir ouvrier.
Renault-Billancourt et Fiat-Mirafiori étaient les emblèmes prolétariens des PCF et PCI, mais pas des exceptions. Un tour d’horizon ample, rudimentaire car jamais étudié en profondeur, montre que les cellules communistes d’entreprise sont arrivées à s’insérer passagèrement de tous côtés en Europe occidentale. À titre d’exemples, j ’ai relevé dans mon livre 48 grands sites industriels dans 15 pays ouest-européens, hors Belgique, où d’amples et solides cellules communistes se sont établies sur la durée entre 1945 et 1990. On les retrouvait surtout dans des ports (19) et des usines automobiles (12), mais aussi dans la sidérurgie (9) ainsi que la construction électrique (4) et l’aéronautique (4). Les chemins de fer et les centrales électriques ou à gaz n’ont en général pas été en reste non plus. Charbonnages, verreries et filatures ont également offert pléthore d’ouvriers aux PC, mais leur nombre a fondu comme neige au soleil dès la fin des années 1950.

Il y avait des implantations où la symétrie jouait avec des syndicats en majorité communistes, comme les CCOO espagnoles, la CGT portugaise, le ESAK-PAME grec et la PEO chypriote6. Mais il y avait aussi des points de fixation inattendus (là où la gauche radicale se bornait à la marginalité électorale), étant soit dépourvus de relais syndicaux, soit liés à des centrales communisantes peu connues en francophonie comme la EVC (Pays-Bas)7 et le FLA (Luxembourg)8, intégrés en 1964-1965 aux syndicats socialistes en gardant à peu près leur influence, ou partiellement dans trois des grands Trades Unions britanniques : ceux des mineurs (surtout écossais et gallois), des électriciens et des dockers9 (en particulier à Londres).
L’usine en Belgique qui s’approchait le plus de ces citadelles ouvrières, c’étaient les ACEC de Charleroi. Il y a eu une robuste implantation communiste au port d’Anvers et surtout dans la métallurgie liégeoise, Cockerill en particulier, mais ces grandes zones industrielles étaient trop disputées avec d’autres forces dominantes pour que les communistes tirent leur épingle du jeu. L’histoire politico-syndicale est différente à Charleroi. Les rivalités semblent moins exacerbées qu’ailleurs. Les ACEC étaient insérés dans un tissu industriel cohérent, présentant un modèle compact et central : si les ACEC éternuaient, c’est tout le Pays Noir qui prenait froid, avait-on coutume de dire dans la région.
Les ateliers ont été jusqu’à leur démantèlement en 1989 le baromètre social de Charleroi, entre autres parce que les ACEC sont restés un gros réservoir d’emplois, au contraire des autres industries locales : environ 10 000 à Marcinelle (1950-1970), 17 000 si l’on compte ses filiales extérieures au Hainaut. Les ACEC auraient pu connaître le succès de Philips et prémunir, sans le vouloir, un noyau syndical combatif dans la région. Ce sont des raisons qui expliquent que la cellule communiste des ACEC-Charleroi a pu prospérer pendant une bonne quarantaine d’années, entre la Libération et la dislocation de la société, avec au moins une cinquantaine de membres, et jusqu’à 200 pendant les sixties. Son petit journal, Dynamo, s’est d’ailleurs vite prévalu d’être la plus vieille feuille communiste d’usine, sûrement à raison. Mais rien n’aurait été fait sans le plus déterminant : un dirigeant perspicace et efficace.
- Adrian Thomas, Robert Dussart, une histoire ouvrière des ACEC de Charleroi, Bruxelles, éd. Aden, 2021, 498 p. Pour un résumé, consulter sa récente notice dans Le Maitron (Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier) par Rik Hemmerijckx et Adrian Thomas, (13 octobre 2021) : http://maitron.fr/spip.php?article228420.
- Parti communiste de Belgique.
- Ateliers de constructions électriques de Charleroi.
- Partis communistes français et italien.
- Confédération général du Travail ; Confederazione Generale Italiana del Lavoro.
- Confederación Sindical de Comisiones Obreras ; Confederação Geral do Trabalho ; Πανεργατικό Αγωνιστικό Μέτωπο ; Παγκύπρια Εργατική Ομοσπονδία.
- Eenheids Vakcentrale.
- Freie Letzebuerger Arbechterverband.
- National Union of Mineworkers ; Amalgamated Engineering Union ; Transport and General Workers.
A suivre
Extrait de la revue Lava : https://lavamedia.be/fr/en-ligne/