Le pont de Recogne

A cette occasion, l’affaire du pont de Recogne nous revient à la mémoire. Recogne est un petit village situé à 15 km au sud de Saint-Hubert et à portée de fusil de Libramont. Village dont nous ne parlerions pas, n’était son pont majestueux portant fièrement la route d’importance primordiale tant pour l’ennemi en retraite que pour nos alliés.
Le 10 septembre 1944, le commandant du Corps luxembourgeois apprit qu’à Libramont des soldats allemands du génie chargeaient sur un camion le matériel nécessaire au dynamitage du pont.
Il fut aussitôt décidé de contrecarrer les projets de l’ennemi. Le commandant René V … et cinq hommes de la brigade mobile : F …, R …, A … ; E … et P … se rendirent sur les lieux et s’arrêtèrent à deux kilomètres en avant de l’ouvrage d’art.
P … se plaça seul à une cinquantaine de mètres en pointe de ses camarades. Chacun s’installa de son mieux. Parfaitement dissimilés, ayant bien en vue un large secteur de la route, couchés ou agenouillés selon leur position préférée pour le tir, les P.A. n’avaient qu’à attendre.
Trois mitraillettes représentaient l’essentiel de leur armement et trois hommes ne disposaient que de pistolets automatiques. Mais c’était plus que suffisant pour avoir raison d’une poignée d’artificiers car l’élément de surprise jouerait à l’avantage de nos maquisards. Une fois le camion arrêté, aucun doute sur l’issue de l’engagement.
Une cigarette … puis une autre … on bavarde à voix basse.
Là-bas, cinquante mètres en avant, P …. lève la tête par-dessus les broussailles et fait un petit geste amical.
Pas de grande émotion chez les P.A. Ils n’en sont plus à leur première expédition et celle-ci ne sera pas la plus sensationnelle. Mais l’attente est toujours longue et les hommes voudraient en finir.
Vers 18 h, un vrombissement lointain leur fait tendre l’oreille… Le camion ! Les renseignements provenaient de bonne source !
Un petit choc au cœur tout de même … Bientôt le ronflement du moteur s’amplifie. Les maquisards se calent des genoux et des coudes. C’est le moment.
Le camion surgit et le drame se joue avec la rapidité de l’éclair. Au passage du véhicule, P … tire un coup de révolver. C’est le signal. Les trois mitraillettes crachent leurs gerbes meurtrières. Les balles brisent la glace de la cabine, crèvent la bâche et fouillent l’intérieur de la carrosserie.
Deux secondes… Les chargeurs sont vides mais le chauffeur s’est affalé. Le camion bondit dans une folle embardée, franchit l’accotement et pique du nez dans le fossé où il s’immobilise à demi-renversé.
Nom de Dieu ! Cinq boches, dix boches, vingt boches hurlant comme des possédés surgissent du camion, se plaquent dans le fossé contre un talus ou sous le véhicule et déclenchent instantanément un feu roulant qui balaie les alentours : fusils-mitrailleurs et mitraillettes crépitent à la fois. Au juger, à travers tout, les Allemands tirent. Ils tirent sans ménager les munitions comme des hommes affolés mais la densité de leurs rafales enlève à quiconque tout espoir de leur résister.
Les balles s’incrustent dans les arbres, ricochent sur la route hachent les brindilles et les fougères. Aplatis sur le sol, les partisans subissent l’avalanche.
La stupéfaction les avait tout d’abord démontés. Ils croyaient n’avoir affaire qu’à une demi-douzaine de soldats du génie mais ceux-ci s’étaient fait accompagner d’un peloton de soutien. Sans doute, s’attendaient-ils à une intervention des P.A. ou bien avaient-ils espéré les tenir à l’écart par ce déploiement de force ?
En fin de compte, les six téméraires, après avoir gagné la première manche se trouvaient en fâcheuse posture. Le tir des Allemands ne ralentissait pas et les tirailleurs avaient progressé légèrement, établissant un cercle de protection autour de l’auto échouée dans le fossé.
Trop heureux d’avoir échappé au déluge de mitraille, les maquisards, inférieurs en nombre et en armement, ne pouvaient songer à tenir tête à l’ennemi. Ils reculèrent en rampant et gagnèrent ainsi une dépression de terrain d’où ils pouvaient observer les mouvements des boches.
Enfin le tir cessa. Les P.A. s’attendaient à voir l’ennemi battre en retraite mais il n’en fut rien ; les soudards avaient autre chose à faire. Ils sortirent du camion neuf hommes touchés par les premières rafales tirées de plein fouet. Les blessés, étendus sur des brancards de fortune, furent transportés dans une ferme, à deux pas de la grand ’route. On apprit par la suite que quatre d’entre eux étaient mortellement atteints.
Les Allemands se retranchèrent dans le bâtiment. Il est probable qu’ils appréhendaient un retour offensif des partisans.
Pourtant ces derniers ne se sentaient pas capables de s’attaquer à une forteresse, si démodée, soit-elle ! Ils se contentèrent à la nuit tombante de se rapprocher prudemment du camion. Les Allemands n’y avaient même pas laissé une sentinelle. L’endroit était très malsain Les patriotes en profitèrent pour s’emparer des caisses d’explosifs et de tout le matériel abandonné. Ils cachèrent leur butin au creux d’un buisson épineux, insondable puis revinrent au véhicule. Un homme renversa un bidon d’essence, un autre frotta une allumette et la jeta sur la tâche liquide. Le lueur rougeoyante de l’incendie dut porter un sinistre présage aux boches réfugiés dans la ferme. Les blessés gémissant et les guetteurs scrutant anxieusement les environs à travers les volets disjoints y virent sans doute l’agonie de leurs rêves, l’image de leur sanglante défaite.
Pour les P.A. ce fut un véritable feu de joie, joie d’avoir rempli leur mission : le pont de Recogne était sauvé. Mais dans ce matériel ennemi embrasé, ils entrevoyaient aussi les lueurs de la délivrance, la flamme de la liberté !
A suivre : « Ultimatum osé ».