
Sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS, Monique Pinçon-Charlot est l’auteur, avec son mari Michel Pinçon, de très nombreux travaux consacrés à la bourgeoisie et aux antagonismes sociaux, parmi lesquels Grandes Fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France (Payot, 1996) et Les Ghettos du gotha (Seuil, 2007). Toujours engagée dans les combats sociaux, et à l’heure de l’écriture de leurs mémoires croisés, elle a longuement répondu aux questions de Voix de l’Hexagone.
Propos recueillis par Ella Micheletti.
Voix de l’Hexagone : Après avoir mis en lumière avec votre époux Michel Pinçon la porosité du monde des affaires, de la très haute bourgeoisie et des décideurs politiques sous Nicolas Sarkozy (Le Président des riches, La Découverte, 2010) et François Hollande (La Violence des riches, La Découverte, 2014), vous avez consacré l’an dernier un ouvrage à la présidence d’Emmanuel Macron (Le Président des ultra-riches, La Découverte, 2019). Le pouvoir macronien n’est-il finalement qu’une étape supplémentaire de la fracture entre l’élite et le reste de la population ou bien présente-t-il, par sa nature-même, une rupture avec le soi-disant « ancien monde » ?
Monique Pinçon-Charlot : Il y a un peu des deux. Emmanuel Macron n’était pas au départ, le candidat préféré de l’oligarchie qui avait choisi François Fillon, dont le programme était franchement assumé réactionnaire, conservateur, et ultralibéral. Emmanuel Macron jouait un jeu de communication et de manipulation plus compliqué, avec son slogan « Ni de droite, ni de gauche ». Mais il s’agissait du miroir aux alouettes pour mieux piéger le gibier. Les membres de l’oligarchie, au premier tour de la présidentielle 2017, ont voté pour François Fillon, comme le montrent les statistiques électorales dans les beaux quartiers. Mais comme François Fillon n’était pas présent au second tour, Emmanuel Macron a constitué un cheval de rechange face à Marine Le Pen. Puis Emmanuel Macron s’est révélé dans la continuité quasi-parfaite de Nicolas Sarkozy et François Hollande.
Au fond, pour que le système capitaliste dans la phase où il se situe actuellement – en fin totale de parcours, puisqu’il a tout exploité et détruit la planète avec sa seule logique du profit au bénéfice des détenteurs de la propriété privée lucrative – les gens de pouvoir savent qu’il faut que « tout change pour que rien ne change ». François Hollande, après Nicolas Sarkozy était parfait. Sa phrase contre la finance était une manipulation qui devait servir à ramasser des voix à gauche. Emmanuel Macron est lui aussi parfait dans la suite logique de cette phase du néolibéralisme qui financiarise toujours plus en marchandisant tous les secteurs de l’activité économique et sociale y compris la santé, les ressources agricoles, l’eau, l’électricité… Tout ce qui relève du bien commun est aujourd’hui entre les mains des propriétaires. Le plus grave est la marchandisation et la financiarisation de l’information… Cela fait qu’actuellement dix milliardaires contrôlent 90 % des médias en France. On ne peut désormais plus parler d’une république, d’un gouvernement, au service de l’intérêt général. Bien qu’Emmanuel Macron refuse qu’on le dise, je répéterai de manière assumée que nous sommes dans une dictature de type oligarchique. L’oligarchie a en effet pris le pouvoir sur l’État, la politique et tout ce qui relève de l’intérêt général, au service d’une petite caste et de ses intérêts privés.
VdH : Face à cette politique délibérément orientée en faveur des plus privilégiés, comment expliquez-vous que des personnalités qui sont les grands protecteurs de l’oligarchie parviennent à arriver au pouvoir et s’y maintenir ?

M.P.-C. : La politique, comme la santé ou comme l’information, a été elle aussi financiarisée. Tout se passe comme si la politique était devenue la propriété des puissances d’argent. Le livre que nous avons co-écrit avec Michel, Le Président des ultra-riches, montre bien, en décortiquant la liste des donateurs d’Emmanuel Macron et toutes les manipulations opérées par les médias, que les oligarques ont forgé une créature adaptée aux besoins présents du capital. Pourquoi quelqu’un comme Emmanuel Macron parvient-il au pouvoir et pourra peut-être encore le conserver pour un deuxième mandat ? Parce que le premier parti de France est en réalité le parti des abstentionnistes.
L’abstention est organisée, nous l’avons également démontré dans le même ouvrage. Du fait que le vote blanc ne soit pas reconnu dans les suffrages exprimés, la plupart des gens qui ne veulent plus de la classe politique actuelle choisissent de s’abstenir. La majorité des abstentions peut être considérée comme des abstentions « actives ». C’est pourquoi l’un de nos chevaux de bataille est la reconnaissance du vote blanc qui permettrait d’éviter que ce soit toujours les mêmes qui captent la parole populaire : Jean-Luc Mélenchon devrait prochainement se déclarer candidat aux prochaines présidentielles, de même qu’Emmanuel Macron et Marine Le Pen… Bref, les mêmes candidats que lors de la précédente élection présidentielle ! Le parti communiste, le NPA et d’autres vont aussi jouer le jeu de cette farce électorale, alors que les dés sont pipés… Or, la reconnaissance du vote blanc réglerait tous les problèmes d’un seul coup, y compris le problème des suffrages relevant du marché de la contestation politique, qui permet de faire croire que nous sommes en démocratie. Si, d’ici 2022, on parvenait à remporter la bataille de la reconnaissance du vote blanc, on gagnerait la guerre. Vous êtes-vous demandé comment il était possible de n’avoir jamais obtenu cela ? Les textes sont prêts, pourtant ! Laurent Fabius nous les avait communiqués en 2001. Il suffit de changer un article de la Constitution, celui qui dispose que le président de la République doit être élu à la majorité absolue des suffrages exprimés. Ce ne serait plus le cas si on comptabilisait le vote blanc. C’est le seul véritable obstacle juridique. Pourtant, l’initiative n’aboutit pas car il existe des complicités trop fortes avec ce que j’appelle « le marché de la contestation sociale ». Mais la situation est aujourd’hui bien trop grave pour qu’on continue à accepter les petits arrangements entre amis.
VdH : Face aux partisans du système néo-libéral, les partis de gauche apparaissent plus divisés que jamais. Croyez-vous, à court ou moyen terme, en une union des gauches pour mieux porter le combat des plus humbles ?
M. P.-C. : Cela paraît actuellement impossible tellement les divisions sont enracinées et institutionnalisées. Bourdieu parlait d’objectivation institutionnelle. L’enracinement est d’autant plus profond qu’il existe de nombreux enjeux de postes ainsi que des enjeux financiers. Comme l’oligarchie possède la richesse et le pouvoir, elle tient les ficelles des marionnettes. Je pense qu’il faut renouveler de fond en comble les candidats aux responsabilités politiques avec des ouvriers, des syndicalistes, des agriculteurs, des intellectuels… bref la population dans toute sa diversité. Mais avec l’interdiction de faire carrière en politique et, pour cela, il faut créer un statut de l’élu qui lui garantisse de retrouver l’emploi quitté. Prenons l’exemple de Jean-Luc Mélenchon qui prône le dégagisme alors qu’il a fait carrière en politique, dont des décennies passées au Parti socialiste. Sa parole met en scène une certaine radicalité mais il se réclame de François Mitterrand !
« L’oligarchie a pris le pouvoir sur l’État, la politique et tout cela relève de l’intérêt général, au service d’une petite caste et de ses intérêts privés »
VdH : Jean-Luc Mélenchon ne vous convainc donc vraiment pas… ? Même en dépit du programme de la France insoumise ?
M.P.-C. : Si je suis très critique vis-à-vis de Jean-Luc Mélenchon, parce qu’il empêche l’union des forces populaires, j’ai un respect immense vis-à-vis des militants de la France insoumise dont Michel et moi sommes très proches d’un grand nombre. Comme nous sommes également très proches de militants du Parti communiste, de Lutte ouvrière ou du NPA. Nous nous battons pour des idées, par pour des partis. Pour en revenir à la question de l’union des gauches, je répète donc qu’il faut, à mon sens, changer le marché de la contestation sociale. Tant que les masses populaires ne se seront pas levées pour exiger d’intervenir en qualité de citoyens et dire ne plus vouloir de la démocratie représentative et de la trahison de leur parole, on n’en sortira pas. Je peux me tromper, mais la reconnaissance du vote blanc me paraît une réformette à notre portée mais à potentialité révolutionnaire à très court terme.
A suivre