La psychologie des foules (3)

L’instruction des foules par l’état

Personne, certes, n’a jamais soutenu que l’instruction bien dirigée ne puisse donner des résultats pratiques fort utiles, sinon pour élever la moralité, au moins pour développer les capacités professionnelles. Malheureusement les peuples latins, surtout depuis une trentaine d’années, ont basé leur système d’instruction sur des principes très défectueux, et, malgré les observations d’esprits éminents, ils persistent dans leurs lamentables erreurs. J’ai moi-même, en divers ouvrages, montré que notre éducation actuelle transforme en ennemis de la société un grand nombre de ceux qui l’ont reçue, et recrute beaucoup de disciples pour les pires formes du socialisme. (On est en 1895 NDLR)

Le premier danger de cette éducation – très justement qualifiée de latine – est de reposer sur une erreur psychologique fondamentale : s’imaginer que la récitation des manuels développe l’intelligence. Dès lors, on tâche d’en apprendre le plus possible ; et, de l’école primaire au doctorat ou à l’agrégation, le jeune homme ne fait qu’ingurgiter le contenu des livres, sans exercer jamais son jugement et son initiative. L’instruction, pour lui, consiste à réciter et à obéir. « Apprendre des leçons, savoir par cœur une grammaire ou un abrégé, bien répéter, bien imiter, voilà, écrivait un ancien ministre de l’Instruction publique, M. Jules Simon, une plaisante éducation où tout effort est un acte de foi devant l’infaillibilité du maître, et n’aboutit qu’à nous diminuer et nous rendre impuissants. »

Si cette éducation n’était qu’inutile, on pourrait se borner à plaindre les malheureux enfants auxquels, à la place de tant de choses nécessaires on préfère enseigner la généalogie des fils de Clotaire, les luttes de la Neustrie et de l’Austrasie, ou des classifications zoologiques ; mais elle présente le danger beaucoup plus sérieux d’inspirer à celui qui l’a reçue un dégoût violent de la condition où il est né, et l’intense désir d’en sortir. L’ouvrier ne veut plus rester ouvrier, le paysan ne veut plus être paysan, et le dernier des bourgeois ne voit pour ses fils d’autre carrière possible que les fonctions salariées par l’État. Au lieu de préparer des hommes pour la vie, l’école ne les prépare qu’à des fonctions publiques où la réussite n’exige aucune lueur d’initiative. En bas de l’échelle sociale, elle crée ces armées de prolétaires mécontents de leur sort et toujours prêts à la révolte ; en haut, notre bourgeoisie frivole, à la fois sceptique et crédule, imprégnée d’une confiance superstitieuse dans l’État providence, que cependant elle fronde sans cesse, inculpant toujours le gouvernement de ses propres fautes et incapable de rien entreprendre sans l’intervention de l’autorité.

 Les images, les mots et les formules

En étudiant l’imagination des foules, nous avons vu qu’elles sont impressionnées surtout par des images. Si l’on ne dispose pas toujours de ces images, il est possible de les évoquer par l’emploi judicieux des mots et des formules. Maniés avec art, ils possèdent vraiment la puissance mystérieuse que leur attribuaient jadis les adeptes de la magie. Ils provoquent dans l’âme des multitudes les plus formidables tempêtes, et savent aussi les calmer. On élèverait une pyramide plus haute que celle du vieux Khéops avec les seuls ossements des victimes de la puissance des mots et des formules.

La puissance des mots est liée aux images qu’ils évoquent et tout à fait indépendante de leur signification réelle. Ceux dont le sens est le plus mal défini possèdent parfois le plus d’action. Tels, par exemple, les termes : démocratie, socialisme, égalité, liberté, etc., dont le sens est si vague que de gros volumes ne suffisent pas à le préciser. Et pourtant une puissance vraiment magique s’attache à leurs brèves syllabes, comme si elles contenaient la solution de tous les problèmes. Ils synthétisent des aspirations inconscientes variées et l’espoir de leur réalisation.

La raison et les arguments ne sauraient lutter contre certains mots et certaines formules. On les prononce avec recueillement devant les foules ; et, tout aussitôt, les visages deviennent respectueux et les fronts s’inclinent. Beaucoup les considèrent comme des forces de la nature, des puissances surnaturelles. Ils évoquent dans les âmes des images grandioses et vagues, mais le vague même qui les estompe augmente leur mystérieuse puissance. On peut les comparer à ces divinités redoutables cachées derrière le tabernacle et dont le dévot n’approche qu’en tremblant.

Les images évoquées par les mots étant indépendantes de leur sens, varient d’âge en âge, de peuple à peuple, sous l’identité des formules. A certains mots s’attachent transitoirement certaines images : le mot n’est que le bouton d’appel qui les fait apparaître.

Tous les mots et toutes les formules ne possèdent pas la puissance d’évoquer des images ; et, il en est qui, après en avoir évoqué, s’usent et ne réveillent plus rien dans l’esprit. Ils deviennent alors de vains sons, dont l’utilité principale est de dispenser celui qui les emploie de l’obligation de penser. Avec un petit stock de formules et de lieux communs appris dans la jeunesse, nous possédons tout ce qu’il faut pour traverser la vie sans la fatigante nécessité d’avoir à réfléchir.

Aussi, quand les foules, à la suite de bouleversements politiques, de changements de croyances, finissent par professer une antipathie profonde pour les images évoquées par certains mots, le premier devoir du véritable homme d’État est de changer ces mots sans, bien entendu, toucher aux choses en elles-mêmes. Ces dernières sont trop liées à une constitution héréditaire pour pouvoir être transformées. Le judicieux Tocqueville fait remarquer que le travail du Consulat et de l’Empire consista surtout à habiller de mots nouveaux la plupart des institutions du passé, à remplacer par conséquent des mots évoquant de fâcheuses images dans l’imagination par d’autres dont la nouveauté empêchait de pareilles évocations. La taille est devenue contribution foncière ; la gabelle, l’impôt du sel ; les aides, contributions indirectes et droit réunis ; la taxe des maîtrises et jurandes s’est appelée patente, etc.

Une des fonctions les plus essentielles des hommes d’État consiste donc à baptiser de mots populaires, ou au moins neutres, les choses détestées des foules sous leurs anciens noms. La puissance des mots est si grande qu’il suffit de termes bien choisis pour faire accepter les choses les plus odieuses. Taine remarque justement que c’est en invoquant la liberté et la fraternité, mots très populaires alors, que les Jacobins ont pu « installer un despotisme digne du Dahomey, un tribunal pareil à celui de l’Inquisition, des hécatombes humaines semblables à celles de l’ancien Mexique ». L’art des gouvernants, comme celui des avocats, consiste principalement à savoir manier les mots. Art difficile, car, dans une même société, les mêmes mots ont le plus souvent des sens différents pour les diverses couches sociales. Elles emploient en apparence les mêmes mots ; mais ne parlent pas la même langue.

A suivre

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