La psychologie des foules (2)

L’imagination des foules

Le naufrage du Titanic

C’est sur l’imagination populaire que sont fondées la puissance des conquérants et la force des États. En agissant sur elles, on entraîne les foules. Tous les grands faits historiques, la création du Bouddhisme, du Christianisme, de l’Islamisme, la Réforme, la Révolution et de nos jours l’invasion menaçante du Socialisme sont les conséquences directes ou lointaines d’impressions fortes produites sur l’imagination des foules.

Aussi, les grands hommes d’État de tous les âges et de tous les pays, y compris les plus absolus despotes, ont-ils considéré l’imagination populaire comme le soutien de leur puissance. Jamais ils n’ont essayé de gouverner contre elle. « C’est en me faisant catholique, disait Napoléon au Conseil d’État, que j’ai fini la guerre de Vendée ; en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les prêtres en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon. » Jamais, peut-être, depuis Alexandre et César, aucun grand homme n’a mieux compris comment l’imagination des foules doit être impressionnée. Sa préoccupation constante fut de la frapper. Il y songeait dans ses victoires, dans ses harangues, dans ses discours, dans tous ses actes. A son lit de mort il y songeait encore.

Comment impressionner l’imagination des foules ? Nous le verrons bientôt. Disons dès maintenant que des démonstrations destinées à influencer l’intelligence et la raison seraient incapables d’atteindre ce but. Antoine n’eut pas besoin d’une rhétorique savante pour ameuter le peuple contre les meurtriers de César. Il lui lut son testament et lui montra son cadavre.

Tout ce qui frappe l’imagination des foules se présente sous forme d’une image saisissante et nette, dégagée d’interprétation accessoire, ou n’ayant d’autre accompagnement que quelques faits merveilleux : une grande victoire, un grand miracle, un grand crime, un grand espoir. Il importe de présenter les choses en bloc, et sans jamais en indiquer la genèse. Cent petits crimes ou cent petits accidents ne frapperont aucunement l’imagination des foules ; tandis qu’un seul crime considérable, une seule catastrophe, les frapperont profondément, même avec des résultats infiniment moins meurtriers que les cent petits accidents réunis. La grande épidémie d’influenza qui fit périr, à Paris, cinq mille personnes en quelques semaines, frappa peu l’imagination populaire. Cette véritable hécatombe ne se traduisait pas, en effet, par quelque image visible, mais uniquement par les indications hebdomadaires de la statistique. Un accident qui, au lieu de ces cinq mille personnes, en eût seulement fait périr cinq cents, le même jour, sur une place publique, par un événement bien visible, la chute de la tour Eiffel, par exemple, aurait produit sur l’imagination une impression immense. La perte possible d’un transatlantique qu’on supposait, faute de nouvelles, coulé en pleine mer, frappa profondément pendant huit jours l’imagination des foules. Or, les statistiques officielles montrent que dans la même année un millier de grands bâtiments se perdirent. De ces pertes successives, bien autrement importantes comme destruction de vies et de marchandises, les foules ne se préoccupèrent pas un seul instant.

Ce ne sont donc pas les faits en eux-mêmes qui frappent l’imagination populaire, mais bien la façon dont ils se présentent. Ces faits doivent par condensation, si je puis m’exprimer ainsi, produire une image saisissante qui remplisse et obsède l’esprit. Connaître l’art d’impressionner l’imagination des foules c’est connaître l’art de les gouverner.

Les institutions politiques et sociales

L’idée que les institutions peuvent remédier aux défauts des sociétés, que le progrès des peuples résulte du perfectionnement des constitutions et des gouvernements et que les changements sociaux s’opèrent à coups de décrets ; cette idée, dis-je, est très généralement répandue encore. La Révolution française l’eut pour point de départ et les théories sociales actuelles y prennent leur point d’appui.

Les expériences les plus continues n’ont pas réussi à ébranler cette redoutable chimère. En vain philosophes et historiens ont essayé d’en prouver l’absurdité. Il ne leur a pas été difficile pourtant de montrer que les institutions sont filles des idées, des sentiments et des mœurs ; et qu’on ne refait pas les idées, les sentiments et les mœurs en refaisant les codes. Un peuple ne choisit pas plus des institutions à son gré, qu’il ne choisit la couleur de ses yeux ou de ses cheveux. Les institutions et les gouvernements représentent le produit de la race. Loin d’être les créateurs d’une époque, ils sont ses créations. Les peuples ne sont pas gouvernés suivant leurs caprices d’un moment, mais comme l’exige leur caractère. Il faut parfois des siècles pour former un régime politique, et des siècles pour le changer. Les institutions n’ont aucune vertu intrinsèque ; elles ne sont ni bonnes ni mauvaises en elles-mêmes. Bonnes à un moment donné pour un peuple donné, elles peuvent être détestables pour un autre.

Un peuple n’a donc nullement le pouvoir de changer réellement ses institutions. Il peut assurément, au prix de révolutions violentes, en modifier le nom, mais le fond ne se modifie pas. Les noms sont de vaines étiquettes dont l’historien, préoccupé de la valeur réelle des choses, n’a pas à tenir compte. C’est ainsi par exemple que le plus démocratique pays du monde est l’Angleterre, soumise cependant à un régime monarchique, alors que les républiques hispano-américaines, régies par des constitutions républicaines, subissent les plus lourds despotismes. Le caractère des peuples et non les gouvernements détermine leurs destinées.

C’est donc une tâche puérile, un inutile exercice de rhéteur que de perdre son temps à fabriquer des constitutions. La nécessité et le temps se chargent de les élaborer, quand on laisse agir ces deux facteurs.

A suivre

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