Le débat est ouvert : entre les partisans de la monarchie et les républicains ou tout simplement les progressistes opposés au colonialisme. Des historiens expriment aussi leur avis. Nous reproduisons ci-après le point de vue d’un historien bien identifié à gauche, Adrian Thomas.

Que faire des statues coloniales ? C’est une question que se posent beaucoup de gens, très légitimement. Ces monuments représentent des personnages détestables. Plus encore, l’objectif de ces sculptures est de valoriser un système d’exploitation particulièrement brutal. La bourgeoisie européenne en a fait son beurre pendant des siècles : nous connaissons aujourd’hui grâce à la recherche historique l’ampleur de l’extorsion violente du colonialisme. C’est une forme de racket étatique qui continue encore aujourd’hui, sous une autre forme. Les déboulonnements des statues ont été pendant l’histoire récente des moments souvent populaires, de joie, symbolisant la victoire des peuples contre leur tyran. C’est sans doute ce qu’ont ressenti les jeunes qui ont mis à terre la statue du négrier de Bristol. Mais c’est à mon sens un one-shot, assez stérile. On peut enlever ces statues. Mais on peut faire beaucoup mieux : les récupérer. Oui, on peut les détourner et en tirer parti pour notre éducation commune. Les statues coloniales peuvent changer de statut.
En 2016, je suis allé écouter Lilian Thuram à la Cité Miroir. Il était accompagné d’un historien, Pascal Blanchard. C’est devenu le spécialiste de l’histoire de la colonisation en France. C’est grâce à lui qu’ont été redécouvert les « zoos humains », ces expositions coloniales qui mettaient en scène dans les villes européennes les sauvages que l’Occident « civilisait ». C’étaient des caricatures humiliantes, révélatrices de l’ignominie raciste. Je ne suis pas toujours d’accord avec Blanchard. Mais je le rejoins sur le maintien des statues, pour cette simple raison : ce sont des traces de notre histoire. Les traces nous permettent de raconter d’où on vient, ce qu’il s’est passé et ce qu’on peut en retenir pour l’avenir. Si on n’a plus de trace, on ne fait plus d’histoire.
C’est aussi le point de vue de Karfa Diallo. C’est grâce à lui que Bordeaux, port négrier par excellence, a pu reconnaître et analyser son passé esclavagiste. La ville déborde tellement de vestiges coloniaux que des visites guidées sont organisées pour les décrypter. En ce sens et grâce à son travail mémoriel, Bordeaux est un musée à ciel ouvert.
Car, comme dans les musées, il faut parer ces « œuvres » de panneaux explicatifs. Pas des petites plaques invisibles, ni chèvre-choutistes, mais des grandes pancartes qui permettent de démontrer ce qu’a été le colonialisme. Les enseignants, les associations et tout un chacun pourront le découvrir et le faire découvrir. On n’apprend plus l’histoire comme avant : ce qui compte aujourd’hui, c’est d’insuffler la critique historique. On peut ranger ces statues dans un musée, comme à Tervuren. Mais on perd ce présent que le vieux monde nous a laissé, malgré lui. Ces statues ont été placées en évidence pour être dans notre quotidien. C’est une chance qu’elles soient dans l’espace public : l’histoire du colonialisme peut être enseignée dans notre quotidien. À la question : « Qui est cet homme barbu sur son cheval ? », il ne faudra pas aller au musée ou se perdre sur Internet pour avoir droit à une réponse synthétique, sérieuse et sans compromis. Du moins si nous prenons la mesure politique et pédagogique de cette opportunité. C’est la même idée lorsque seront installées des statues Lumumba : ce ne sera pas pour le glorifier mais pour mettre sur la place publique son assassinat et l’indépendance avortée du Congo.
Le plus important est d’en parler. Si on ne le fait pas, les autorités enlèveront ces statues par confort, on ghettoïsera cette histoire et on finira par la mettre sous le tapis. Cette histoire n’appartient pas à une « communauté » mais à tout le monde. La mémoire du crime colonial doit rester chose publique. Les Blancs n’ont aucune mauvaise conscience à avoir. Nous ne sommes pas coupables de l’histoire. Mais nous aurions tort de ne pas la regarder en face. C’est déterminant pour expliquer le monde dans lequel on vit.
Adrian Thomas