Le canal du Centre à Seneffe
Assis au coin du feu, le père et la mère, déjà très âgés paraissaient inquiets. Le fils, un solide gaillard d’une trentaine d’années arpentait nerveusement la pièce. Etrange veillée. Le front plissé, les vieux ne pouvaient sortir de leurs préoccupations. Rageusement, le fils rompit le silence : « Encore une journée qui s’achève sans rien apporter de nouveau ». Le père hocha la tête et répondit d’une voix fatiguée : « Désiré, tu finiras par te faire pincer »
« Cela jamais ! » Cela fut dit avec un sourire et un regard qui dépassaient les plus longs commentaires et devant cette froide résolution, les vieux soupirèrent.
Désiré V … (nom de guerre de Victor D …) agronome technicien avait été mobilisé en 1940. Passé en France, il rentra au pays en septembre de la même année. Dès son retour, l’activité renaissante de nos usines et de nos charbonnages le contrarie sérieusement. Il ne pouvait se faire à l’idée de voir ses ouvriers enrôlés dans l’industrie de guerre du grand Reich. Et l’on vit l’agronome descendre dans la mine au puis du n° 6 du charbonnage du Perrier à Souvret avec l’intention d’éclairer les ouvriers sur la véritable destination de leur travail. Discussions, meetings, exhortation au chômage et au sabotage, rien ne fut négligé.
Cette campagne dura jusqu’en avril 1941. Mais alors D … devenu suspect et brûlant du désir de gagner l’Angleterre, jugea prudent de changer de résidence. Il se rendit en France, à Denain où il fut engagé comme stagiaire dans une ferme de 160 hectares. Là, il croyait trouver les renseignements et l’aide nécessaire à son évasion.
Mais après cinq mois de tâtonnements et de recherches stériles, Victor revint au pays en entra immédiatement en rapport avec un groupe de résistants. Diverses pérégrinations l’amenèrent à se faire embaucher aux aciéries d’Art de Haine-Saint-Pierre en qualité de vérificateur, situation idéale pour envoyer au rebut les pièces mécaniques bien conditionnées et procéder à la réception du matériel défectueux. Mais ce petit jeu ne pouvait durer indéfiniment. Un jour d’avril 1943, D … fut secrètement averti que la Gestapo se proposait de l’arrêter dès le lendemain.
Une seule issue restait ouverte à notre patriote : gagner les Ardennes. Il y organisa le maquis de Génimont et de Vonêche. Là, furent construits des baraquements devant abriter des réfractaires, des illégaux et à l’occasion des parachutistes alliés. Par la suite, le maquis de Vonêche fut attaqué par plusieurs centaines d’Allemands. Un lieutenant et un sergent furent tués. Sept réfractaires capturés furent passés par les armes quelques jours plus tard. D … échappa miraculeusement au désastre et peu après, il reçut l’ordre de rejoindre l’Armée belge des partisans dans la région du Centre. C’est ainsi que nous retrouvons notre ami réfugié chez ses vieux parents et attendant impatiemment d’être mis en contact avec J L … du Corps 023.

Le bouleversement créé par les arrestations successives dont nous avons déjà parlé et D … s’était vu confier le commandement d’une compagnie en remplacement de F … de Binche. D’autre part, notre P.A. était en rapport avec son groupe de quatre hommes : Jean Darquennes et Fernand Petit de Chapelle-lez-Herlaimont, Emile Collet et Léon Mainil de Bellecourt, tous affiliés au M.N.B. et en relations étroits avec un agent des Ponts et Chaussées (Service des voies navigables).

Ces hommes du M.N.B. avaient projeté de s’attaquer au canal du Centre, lequel rejoint à Seneffe le canal Bruxelles-Charleroi. Mais les hardis compagnons n’étaient pas initiés à la manipulation des explosifs et d’ailleurs ne disposaient pas du matériel nécessaire. Alors se dessina une heureuse collaboration entre ces hommes appartenant à des organismes différents : collaboration qui devait aboutir au merveilleux résultat que nous allons voir. Ces hommes simples et courageux, sans souci des couleurs ou autres conceptions mesquines n’envisagèrent qu’un même but : l’action patriotique.
D … consulta son ami Robert Vandenherreneghem de Haine-Saint-Paul, adjoint au commandant du Corps 023. Recevant un avis favorable, il prit l’affaire en main. Le partisan commença par se rendre auprès de l’objectif en question. Le canal maintenu entre ses digues semblait un mur énorme partageant les prés entre les écluses 12 et 13 sur le territoire de Seneffe. Un petit cours d’eau se glissait sous la masse par un étroit tunnel maçonné. C’était là le point choisi pour y réaliser le sabotage. D … en inspecta soigneusement les abords et remarqua qu’un poste de la Garde Wallonne était installé près d’une écluse à quelque deux cents mètres du tunnel.
Une semaine plus tard, le chef et les quatre hommes du M.N.B. effectuèrent une expédition d’essai. Ils s’efforcèrent de calculer un horaire, s’assurèrent une voie de retraite et, en un mot, étudièrent les moyens de parer à toute éventualité. En fin de compte, il fut décidé de tenter l’opération dans la nuit du 10 au 11 novembre et de lui donner ainsi un caractère symbolique.

Sept hommes devaient participer à l’action : les quatre amis du M.N.B. et trois P.A., le commandant D …, Robert Vandenherreneghem et R …D …. Ce dernier manqua le rendez-vous fixé pour 19 heures sur la place de Chapelle-lez-Herlaimont.
Robert apporta la dynamite. Tous les volontaires étaient armés de pistolets automatiques 7.65 et 9/9 sauf le commandant qui possédait une mitraillette. Les hommes présents au rendez-vous s’en allèrent séparément rejoindre Fernand Petit chez qui les vélos furent mis en sécurité. On prépara les charges puis les six compagnons partirent à travers champs et arrivèrent à pied d’œuvre vers 20 h 45.
Le commandant plaça Robert et Petit en action au pied de la digue, juste à l’orifice du tunnel, ceci pour assurer la protection des hommes qui allaient se risquer sous l’objectif. Victor confia sa mitraillette à Fernand Petit.
Le moment était venu. Délibérément, D …, Mainil, Collet et Darquennes entrèrent dans le lit du ruisseau où ils s’enfoncèrent jusqu’à la ceinture. Une morsure atroce leur coupa un instant la respiration et les glaça jusqu’aux os. Nous étions en novembre. Puis, les quatre patriotes s’engagèrent sous la voûte. La vase gluante rendait leur avance très difficile. Néanmoins, ils parvinrent sans encombre au milieu du tunnel.
Victor, favorisé par s haute taille, s’attaqua aussitôt à la voûte. Il disposait pour tout outillage, d’une pince longue de 3 cm et de 15 x 15 mm de profil, l’emploi d’un marteau aurait infailliblement signalé la présence des saboteurs.
Darquennes éclairait au moyen d’une faible torche électrique. Collet maintenait péniblement au-dessus de l’eau la serviette contenant les explosifs. Mainil recueillit les matériaux descellés par D … et les déposait document dans l’eau afin d’éviter le clapotis.
Le premier tas de briques ne résista guère vu la friabilité du mortier mais l’épaisseur suivante s’avéra tenace, autant dire irréductible.
Par deux fois, les guetteurs firent entendre le signal convenu, quelqu’un longeait le canal : passant attardé ou patrouille allemande ? Alors, les saboteurs demeuraient figés, silencieux, l’oreille tendue.
Le froid engourdissait les membres, un homme claquait des dents, un autre retenait avec peine un malencontreux éternuement. D’immondes rats d’eau traînaient sur les jambes immergées leurs carcasses répugnantes.
L’alerte passée, on se remettait au travail. Seul D … pouvait opérer, les autres de taille plus petite avaient de l’eau jusqu’aux aisselles et n’auraient pu atteindre la brèche. Durant plus d’une heure, le chef déploya un effort surhumain. Le front ruisselant de sueur, à moitié aveuglé par le sable et les émiettements de briques, il était à bout de force quand le trou atteignit une profondeur de 25 cm sur une ouverture de 40 x 30 cm.
Les charges, environ 8 kg de dynamite et 3 boîtes de « plastic » anglais furent alors entassées dans le fourneau. Impossible d’y ajouter la quatrième boîte de « plastic ». D … bloqua soigneusement le tout avec des fragments de briques repêchés et de la vase. La pince, elle-même, fut employée pour affermir le calage.
D’un coup sec, le commandant écrasa les deux détonateurs à acide et les quatre saboteurs s’éloignèrent immédiatement. Avant d’atteindre la sortie du tunnel, Mainil trébucha et s’étala dans l’eau. Le malheureux était cependant assez mal en point sans cela. Sur le chemin du retour, les patriotes pressèrent le pas pour lutter contre le froid qui les torturait plus âprement depuis qu’ils étaient sortis de l’eau…
Robert, lui, questionnait le chef sur la façon dont les charges avaient été placées. Il se mit à ronchonner quand il apprit qu’une boîte de plastic » n’avait pas été employée. Selon lui, la charge serait insuffisante…
Victor, lui, tablait sur la perfection de la brèche dirigée à 45 degrés vers le fond du canal et aussi un doublement de force explosive dans le tunnel par rapport à l’air libre.
Vingt minutes s’écoulèrent puis une détonation assourdie se fit entendre en arrière des patriotes. Une déception générale s’ensuivit. Le chef, lui-même, s’attendait à autre chose. Cette fois, tous étaient convaincus de l’insuccès de la mission. Le reste du parcours s’effectua tristement. Exténués, les hommes rentrèrent chez Fernand Petit. Tous se restaurèrent mais Robert, Mainil, Darquennes et Collet regagnèrent bientôt leur logis.
D … passa la nuit chez Petit. Le lendemain matin, 11 novembre, il fut réveillé par son hôte resplendissant de joie. Le bruit courait que les prairies étaient inondées de part et d’autre du canal du côté de Seneffe. Ainsi donc, l’opération avait parfaitement réussi. Darquennes et Robert se présentèrent de bonne heure. Bouillant d’impatience, ils se rendirent sur les lieux de leur exploit et, à leur retour, ils confirmèrent la bonne nouvelle : une brèche de 1 m 50 de diamètre était ouverte dans le fond du canal complètement à sec sur une longueur de 14 kilomètres. Péniches et remorqueurs, pris au dépourvu, gisaient sur le fond vaseux. Des deux côtés, l’eau recouvrait des dizaines d’hectares de terrain. On prévoyait de huit à dix semaines de travaux pour rendre le canal à la navigation.
L’effet de cet attentat fut catastrophique pour la machine de guerre allemande. Les hauts-fourneaux Boël et de nombreuses usines telle que la « Providence », la S.A.F.E.A., etc, furent réduits au chômage durant plus de six semaines.
La B.B.C. diffusa à l’époque un communiqué spécial concernant cette expédition audacieuse. D’après certaines estimations, les dépenses et les pertes qui en résultèrent se chiffraient par plus d’un milliard de francs. Détail pittoresque : des centaines de femmes de Seneffe effectuèrent ce jour-là une pêche miraculeuse. Des milliers de poissons frétillaient sur l’herbe, il n’y avait qu’à les ramasser. Et les vaillants saboteurs, dispensateurs de cet approvisionnement n’en récoltèrent même pas une friture.

Des six hommes ayant accompli cet exploit, un seul, le commandant D …est encore en vie (on est en 1946 NDLR). A la suite de sabotages ultérieurs, Robert Vandenherreneghem, fut arrêté et fusillé. Mainil, Collet, Petit et Darquennes arrêtés ensemble à Renaix furent, eux aussi, fusillés. On les retrouva tous les cinq au charnier de le Serna à Jumet.
Petit, Mainil, Collet, Darquennes du M.N.B. et vous Victor et Robert de l’Armée belge des Partisans, on ne peut pas vous oublier. Puisse votre œuvre, votre union servir d’exemple à ceux qui ne veulent pas encore comprendre, …
Prochain épisode : « Les huit locomotives de Ressaix ».