Réconcilier l’industrie et la nature (suite)

Récupérer, réparer, revendre et partager : un modèle de sobriété


« Pour recycler au mieux les ressources et augmenter la durée de vie de nos objets, écrit Philippe Bihouix, l’un des principaux inspirateurs de ce courant en expansion, il faudra les repenser en profondeur, les concevoir simples et robustes (Ivan Illich aurait dit “conviviaux”), réparables et réutilisables, standardisés, modulaires, à base de matériaux simples, faciles à démanteler, n’utiliser qu’avec parcimonie les ressources rares et irremplaçables comme le cuivre, le nickel, l’étain ou l’argent, limiter le contenu électronique. » Avant d’ajouter : « Il faudra enfin mener une réflexion sur nos modes de production, privilégier des ateliers réimplantés près des bassins de consommation, un peu moins productifs, mais plus intensifs en travail, moins mécanisés et robotisés, mais économes en ressources et en énergie, articulés à un réseau de récupération, de réparation, de revente, de partage des objets du quotidien » (11).

Rien de tout cela ne ressemble au retour à un passé industriel aussi mythifié que pollueur. L’alter industrie qui pourrait nous éviter le pire exigera beaucoup d’innovations, mais distinctes de celles de l’hyper technologie, même si certaines technologies existantes ou à améliorer pourront y contribuer, notamment pour le volet de l’efficacité dans l’usage de l’énergie et des matériaux.

Deux questions demeurent : quel sera le poids économique de l’industrie ainsi esquissée ? Et comment la société dans son ensemble réagira-t-elle à cette nouvelle sobriété matérielle et énergétique ainsi qu’à la transformation de la production et de l’emploi ?

À n’en pas douter, le poids de l’industrie dans l’emploi afficherait un déclin global, même si certaines branches connaîtraient au contraire une nette expansion. Mais cette évolution se révélerait moins dramatique que celle que nous connaissons depuis plusieurs décennies. D’une part, l’activité s’éloignerait des procédés productivistes, destructeurs d’emplois dans l’industrie comme ailleurs ; de l’autre, la nécessaire remise en cause du libre-échange mondial au bénéfice d’une relocalisation partielle freinerait les fuites d’emplois.

Émettre du gaz à effet de serre, un privilège d’ultra riche

Pour réfléchir aux branches porteuses d’emplois de la transition, on peut se référer au scénario néga Watt 2017, avec comme exemple-clé le secteur des énergies renouvelables, qui ajouterait plus de 330 000 emplois d’ici à 2030. Autre source, la plateforme emplois-climat (12), collectif d’une quinzaine de grandes associations et syndicats liés à des chercheurs, a publié en janvier 2017 un rapport intitulé « Un million d’emplois pour le climat ». Parmi les branches en expansion : les éco matériaux, les matériels de transport de la mobilité douce ou à faibles émissions, les industries liées à la réhabilitation thermique des logements et bâtiments, etc.

S’il est vrai que l’emploi dans l’ensemble de l’industrie a chuté de 46 % entre son sommet historique de 1974 et 2016, on trouve quelques branches qui ont fait mieux que résister (13). La plus forte croissance (effectifs ayant plus que doublé) a été enregistrée dans la branche production et distribution d’eau, assainissement, gestion des déchets et dépollution. Cette activité compte désormais nettement plus d’emplois que la branche production et distribution d’électricité, de gaz, de vapeur et d’air conditionné, dont l’emploi a été stable sur la période. Or ces deux branches industrielles devraient connaître une vive croissance avec l’expansion des activités de recyclage et de dépollution (auxquelles il faut associer le démantèlement du nucléaire) et l’essor des énergies renouvelables, de préférence de proximité et échappant aux multinationales qui les dévoient.

Les modes de vie changeraient profondément. Mais revendiquer la sobriété contre le consumérisme se révélerait insuffisant si l’on ne précisait pas quelles catégories sociales seraient invitées à modifier le plus leurs comportements au nom de l’intérêt général. Il en va des efforts liés à la protection de l’environnement comme de la fiscalité : ils peuvent être justes ou injustes. Quand les ultra riches émettent trente à quarante fois plus de gaz à effet de serre que les 10 % les plus pauvres, mais que la taxe carbone actuelle pèse quatre fois moins sur les revenus des premiers (14), l’injustice flagrante provoque le rejet massif des mesures imposées. La réduction des inégalités fait partie des conditions d’acceptation de la sobriété énergétique et matérielle.

Quant à l’acceptabilité des reconversions de l’emploi et du travail, le défi sera celui de la sécurisation des parcours professionnels des salariés dont l’emploi actuel serait menacé, sur le bassin d’emploi ou à proximité. Avec ce complément essentiel : en finir avec le productivisme et le technologisme forcenés constitue finalement une perspective désirable par beaucoup. Qu’il s’agisse d’améliorer leurs conditions de travail, de renforcer le sens de leur activité productive ou de rendre son avenir à la société.

Jean Gadrey

(11) « Le mythe de la technologie salvatrice », Esprit, Paris, mars-avril 2017.
(12) http://www.emplois-climat.fr
(13) Séries longues de l’Insee sur l’emploi par branches.
(14) Debout !, 20 novembre 2018
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