L’armée belge des partisans armés (suite XIX)

Anniversaire mouvementé

Le 22 juin 1942 marquait l’anniversaire de l’attaque brusquée des Allemands contre la Russie. Anniversaire sans enthousiasme et pourtant les nazis progressaient encore en direction du Caucase.

Mais, ni l’horaire ni l’itinéraire n’étaient respectés et les troupiers qui en étaient revenus ne prisaient guère les rigueurs de l’hiver russe ; pas plus que la boue du dégel dans les plaines de l’Ukraine ou que le vent sec du Kouban. Même le climat méditerranéen qu’on retrouve en Crimée derrière le Laïla-dagh n’était accueillant aux envahisseurs hitlériens. Les pillards sentaient bien que l’heure des victoires faciles était passée. Il fallait déchanter. C’est pourquoi on ne chanta guère dans les cantonnements la veille de l’anniversaire sur lequel on avait fondé tant d’espoir.

Mais nos partisans s’étaient promis de le célébrer d’une façon originale. Ils s’y préparaient de longue date et avaient choisi comme salle des fêtes le local de la Gestapo situé rue de Marcinelle. Là, quelques douzaines de brutes partageaient avec plusieurs locataires civils l’énorme bâtisse dont le seul nom faisait réfléchir le plus brave. De toutes les opérations que les partisans réalisèrent, celle-ci fut l’une des plus téméraires. Comment s’attaquer à cette antre fourmillant de traîtres et d’espèces de toutes sortes ? Il importait tout d’abord de connaître parfaitement les lieux. A cet effet, la femme de M … fut envoyée en mission.

Marie pénétra audacieusement dans l’immeuble et tomba presqu’aussitôt nez à nez avec un Allemand. Elle sourit ingénument au soudard et s’informa d’une personne imaginaire soi-disant installée dans la maison. Le boche se gratta la tête puis haussa les épaules et d’un geste vague désigna l’escalier. La femme n’en demandait pas d’avantage. Elle monta tout à son aise. Son œil scrutateur décelait toutes les issues, les couloirs et les bureaux.

En un mot, tout en ayant l’air de rechercher une connaissance, elle établissait dans son esprit le plan des coins et recoins du guêpier. Simulant une vive contrariété, elle concentrait toutes ses facultés à enregistrer mentalement le moindre détail susceptible de favoriser ou d’entraver l’opération. Quand elle rejoignit les partisans, elle apportait une documentation très précise. On griffonna rapidement un plan que les hommes étudièrent passionnément en attendant le grand jour.

Qui se serait étonné de voir deux braves ouvriers vêtus de toile franchir, vers neuf heures et demie du matin, le seuil de l’immeuble détesté ? L’un portait une scie et un sac de menuisier, l’autre un volumineux paquet de papier peint. La casquette du dernier, posée de travers et ses yeux rêveurs, lui donnaient une physionomie d’homme fatigué avant de commencer un travail. Avec indifférence, quelques Allemands croisèrent nos deux amis, lesquels, d’ailleurs, témoignaient le plus parfait dédain. Et pourtant, quelle menace planait sur tous !

Comme les habitués de la maison, les partisans commandèrent la descente de l’ascenseur et s’engouffrèrent dans la cage et s’élevèrent directement jusqu’au dernier étage. Sur le palier, les deux hommes, Thonet et Michiels, se débarrassèrent de leurs fardeaux avec un « ou » de soulagement. « Passe-moi le colis ». Le paquet de papier fut disloqué laissant apparaître un objet cylindrique assez lourd : une bombe. Les partisans manipulaient avec précaution, on aurait presque dit avec amour, l’engin revêtu d’un singulier emballage. C’est que la bombe était l’objet, depuis quelques semaines, des soins les plus attentifs.

Elle avait pris naissance aux ateliers de la Providence sous la forme d’un solide tronçon de tuyau d’acier… Des camarades occupés dans la place y avaient adapté un système de fermeture hermétique serré au moyen de carcans bien adaptés. Quatre kilos de dynamite en constituaient la charge et les vides avaient été comblés par quelques livres de mitraille. Baligand, spécialiste en la matière, avait combiné le mécanisme d’allumage, un réveille-matin savamment disposé permettait d’en assurer le retardement. En tout, l’engin pesait une dizaine de kilos.

Accroupis sur le plancher, les partisans mettaient la dernière main à leurs préparatifs. Au-dessous d’eux, les Allemands allaient et venaient, très affairés. C’était l’heure de la réunion quotidienne, de la distribution des ordres qui devaient plonger dans l’angoisse ou dans le deuil quelques familles de patriotes. Là-haut, Thonet et Michiels se regardèrent … -Prêt ? – Prêt ! Ils repoussèrent leur outillage dans un coin et l’un d’eux souleva le sinistre appareil… – Attention ! L’homme tourna lentement, très lentement, une petite clef brillante. Chacun retenait son souffle et prêtait l’oreille au léger tic-tac du mécanisme délicat. – Cela y est ?

Etreignant la bombe comme un enfant porte sa poupée, le partisan précédé de son camarade se mit à descendre l’escalier … et l’engin devait exploser dans trois minutes. Pourtant les deux hommes ne se pressaient pas. Un étage plus bas … un autre encore … tic-tac … dans quelques secondes. Et une seconde, est-ce que ça compte ? La vie en dépendait pour Michiels et pour Thonet qui s’approchaient du but … Un bruit de pas ! … Un planton sortait d’un bureau tourna les yeux vers les prétendus travailleurs. Il ne s’en émut pas et dévala l’escalier… Les autres non plus, ne s’émurent pas.

Atteignant le palier, ils tournèrent à droite et poussèrent une porte. Un couloir s’amorçait là … A six pas, une autre porte entrebâillée. Derrière, on devinait un groupe important de Boches en grande conférence. Une rumeur s’élevait, semblable à une suite de jurons auvergnats. Et tous ces « fouchtras » étaient coupés de « Och » et de « So » retentissants ou médusés, le tout ponctué de furieux coups sur la table. Une fumée dense de cigarettes noyait la pièce et le parfum mielleux du nuage bleuté s’échappait par l’entrebâillement de la porte.

C’est contre celle-ci que le partisan déposa doucement la machine infernale. Puis, sur la pointe des pieds, il longea le couloir en sens inverse et rejoignit son compagnon. Ensemble, ils accélérèrent leur allure en descendant les dernières marches de l’escalier. A peine avaient-ils mis les pieds sur le trottoir que la bombe explosait, ravageant le premier étage. Dans un fracas de vitres, les auteurs de l’attentat vacillèrent mais, simulant l’ahurissement, ils se glissèrent parmi les passants figés de stupeur.

A l’intérieur de l’immeuble, Allemands et civils sous le coup d’une terreur indescriptible dégringolaient l’escalier et couraient à droite et à gauche. Dans leur affolement, ils ne pensaient pas à organiser les secours. Cependant à l’étage, les plaintes et les hurlements se mêlaient dans une confusion grandissante.

Profitant du désarroi général, les deux partisans s’étaient éloignés de cent cinquante mètres. Là, tout près, contre un mur, deux vélos attendaient. De l’autre côté de la rue, les auxiliaires qui les avaient amenés, gardaient l’œil dessus tout en s’informant timidement comme de simples citoyens. Thonet et Michiels prirent possession des bécanes, les enfourchèrent avec désinvolture et quittèrent la scène à une allure de petit traintrain…

On ne put jamais connaître exactement le résultat effectif de cette opération. Combien de morts ? Combien de blessés ? On parla du va-et-vient rapide d’une voiture d’ambulance. Mais les Allemands parvinrent à cacher la vérité. La population, elle, donna libre cours à sa joie.

On ne doit pas sous-estimer l’effet moral de ces attentats tant vis-à-vis de l’ennemi que de nos concitoyens. Ceux-ci devinaient, dans l’ombre, la force qui minait les ressources de l’ennemi qui s’attaquait aux hommes comme au matériel. De leur côté, les Allemands se voyaient menacés à l’arrière comme sur la ligne de feu. Ils sentaient sourdre contre eux une résistance, une ténacité que n’équilibrerait jamais une compagnie d’inaptes ou de déserteurs incorporés dans la légion La moindre parcelle du territoire, l’Europe, toute entière, devenait une zone de combat. Pour se protéger, l’ennemi éparpillait ses troupes. Les partisans concentraient les leurs, les partisans faisaient la guerre.

Prochain épisode : « Le justicier »

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