Santiago, 11 septembre 1973. C’est sous le bruit des armes et des bottes que la ville se réveille. Aidé par les services américains, le Général Augusto Pinochet envoie ses troupes prendre d’assaut la Moneda. Le Chili bascule dans l’horreur.
En visite au Chili, Philippe Gougler, le réalisateur de l’émission « Des trains pas comme les autres » a voulu se rendre à l’Estadio National, autrement dit le stade national de football de Santiago du Chili. Il y a rencontré un ancien dirigeant de la Jeunesse communiste chilienne qui lui a expliqué le drame qu’il a vécu ce 11 septembre 1973, le jour uù tout a basculé.

Mes recherches sur internet m’ont guidé vers un blog intitulé « La lucarne opposée » de Nicolas Cougot. Ce blogueur, amateur de foot décrit le 11 septembre à sa façon.
Je vous fais partager son récit
Le 11 septembre 1973, commandée par Augusto Pinochet, l’armée chilienne bombarde La Moneda. Allende prononce son dernier discours et se suicide. Les premières semaines sont celles de la chasse aux opposants. La dictature s’installe au pouvoir. Elle y restera près de 17 ans, touchant et divisant la société chilienne et ainsi, tout naturellement son football.
L’Estadio de la honte
La première victime footballistique est son symbole : l’Estadio Nacional. La junte dissout le congrès et proscrit tous les partis de la coalition alliée à Allende. Toutes les réformes d’Allende sont annulées et le pays adopte une politique néo-libérale. Pinochet entreprend alors une répression brutale des opposants politiques. Dans les jours qui suivent le 11 septembre, des milliers de personnes sont arrêtées, tuées et/ou torturées. Ainsi, entre le 12 et le 13 septembre, ils sont plus de 7 000 à être détenus dans ce grand camp de concentration à ciel ouvert : l’Estadio Nacional. Les vestiaires sont transformés en cellules, le vélodrome est utilisé comme centre d’interrogatoire, lieu de torture. Des exécutions sont rapportées (entre 400 et 500 dans les premiers jours)
Chaque nuit, nous entendions les cris des patriotes qui étaient tués dans la tribune Est du stade. Le lendemain, les mares de sang étaient nettoyées par des tuyaux d’eau. Chaque jour, on voyait les chaussures portées par les victimes de la nuit précédente déclare Pablo Antillano
Tous les jours, ils libéraient 20, 50 personnes. Ils les appelaient aux mégaphones. Ensuite ils leur faisaient signer un document indiquant qu’ils n’avaient pas été maltraités dans le stade (bien que certains aient encore des stigmates des tortures et coups infligés). Tout le monde signait. C’était le prix à payer. Nous espérions tous entendre notre nom, témoigne Gregorio Meno Barrales
Entre le 11 septembre et le 7 novembre, ils seront ainsi près de 40 000 à passer entre les murs de l’Estadio Nacional, 12 000 y seront internés. L’armée diffuse à fond la musique des Beattles et des Rolling Stones pour couvrir les cris. L’Estadio Nacional, terrain de joie s’emplit de larmes et de sang.

Mais loin des horreurs, dans la réalité parallèle du football, la sélection chilienne se prépare à disputer un match de barrage qualificatif pour la Coupe du Monde. Pour se qualifier, le vainqueur du groupe 3 de la zone CONMEBOL devait en effet jouer en barrage, le vainqueur du groupe 9 de l’UEFA. Dans son groupe, le Chili se trouvait avec le Pérou et le Venezuela. Le Venezuela déclarera forfait avant même le début de la compétition et Chili et Pérou, ex-aequo, joueront un dernier match d’appui à Montevideo que la Roja remportera. L’heure était donc venue de jouer le représentant de l’UEFA qui, comme un symbole, se nommait URSS. Lorsque le coup d’Etat éclate, la sélection chilienne se prépare pour son voyage en Europe.
Quand nous sommes arrivés au terrain d’entraînement, le coach, Luis Álamos, nous a demandé de rentrer chez nous. Mais je devais d’abord retourner à l’hôtel. En chemin, les soldats m’ont contrôlé une dizaine de fois. Je n’ai pas été arrêté parce que je portais un sac où était écrit : « Sélection nationale du Chili », déclare Eduardo Herrera.
Plusieurs joueurs chiliens étaient connus comme sympathisants socialistes et ont rapidement craint pour leur sécurité et celle de leurs familles. Il y eut tout d’abord quelques doutes quant à la possibilité pour la sélection de se rendre en Europe, la junte ayant interdit tout départ du pays. Mais le Docteur Helo, soigneur de la sélection, était également le médecin personnel du général Gustavo Leigh, l’un des leaders du coup d’Etat. Il convainc le général, lui montrant à quel point la sélection nationale pourrait servir de vitrine à l’international. La sélection fut autorisée à s’envoler en URSS avec comme message « si vous parlez, vous familles en paieront les conséquences ». Alliée sous Allende, l’URSS rompt ses relations diplomatiques au moment où Washington adoube la junte. Les joueurs se retrouvent ainsi pris en pleine guerre froide envoyés en terre hostile. Ils ramènent tout de même un match nul 0-0 qui laisse tout espoir de qualification.
21 novembre 1973, deux mois après le coup d’Etat, théâtre de deux mois de tortures, meurtres et rétention, l’Estadio Nacional se prépare à accueillir un match de football international. La junte a tout fait pour cacher ce qu’elle faisait dans ce stade. La fédération chilienne tentera même de déplacer la rencontre à Viña del Mar, ce à quoi se refusera la junte. Il faut jouer à Santiago pour montrer au monde que tout est calme et tout va bien dans la capitale. Les consignes sont strictes : l’Estadio Nacional n’est qu’une simple zone de transit pour les personnes n’ayant pas de papiers. Mais la farce ne prend pas. Les Soviétiques, avec leurs alliés européens et africains, se plaignent et envoient un communiqué à la FIFA. La fédération d’URSS demande aux autorités internationales de faire jouer le match dans un autre pays que le Chili au motif que le stade est « taché du sang des patriotes du peuple chilien ». La FIFA envoie une délégation à Santiago le 24 octobre. Pendant ce temps, la junte fait en sorte de nettoyer et cacher tout ce qui se passait dans le stade. Alors qu’il restait des centaines, voire des milliers de prisonniers lors de la visite, les officiels envoyés par la FIFA annoncent lors d’une conférence de presse (lors de laquelle ils siègent aux côtés de Patricio Carjaval, ministre de la défense) que le rapport sera le reflet de ce qu’ils ont vu.
Les médias russes crient au complot. Pour eux, la FIFA fait en sorte de mettre hors-jeu les pays socialistes en les poussant au boycott. Mais la fédération, dirigée par Stanley Rous reste inflexible. Le match se jouera à Santiago. La fédération est-allemande demande alors à la FIFA si elle aurait organisé un match à Dachau. Extrême tension. La fédération soviétique décide que son équipe nationale ne fera pas le voyage à Santiago pour des raisons humanitaires. De peur de perdre le match de la propagande, l’URSS décide alors de ne pas y participer et sacrifie sa qualification mondiale. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Car fait aussi incroyable qu’inexplicable, malgré le forfait soviétique, le match est maintenu. Pendant ce temps, comme le rappelle l’historien Luis Urrutia O’Nell, l’Estadio Nacional est vidé : « Les prisonniers furent délogés vers Chacabuco, au Nord. Derrière le stade, il y avait le Vélodrome où beaucoup d’exécutions avaient lieu. …..

Le 21 novembre 1973, les joueurs chiliens entrent donc sur la pelouse, l’hymne est joué. 18 000 personnes sont présentes au stade. Manque juste un adversaire. Le coup d’envoi est donné, les chiliens avancent vers le but et Francisco Chamaco Valdés Muñoz marque. Ils décrochent leur qualification à la Coupe du Monde. « Le match le plus pathétique de l’histoire » (Eduardo Galeano) vient de se dérouler. Leonardo Véliz déclarera « c’était effrayant, dans les vestiaires il y avait encore des traces de ce qu’il s’était passé dans ce stade. C’était difficile d’assumer ». Oubliés les larmes et le sang, le « Gol de silencio » envoie le Chili en Allemagne. Il ne passera pas le premier tour, éliminé par les deux Allemagnes,
Ce texte fut lu par Robert Tangre, ancien secrétaire du Comité Chili lors de l’hommage rendu à Salvador Allende ce 11 septembre 2019.