Une critique toujours contemporaine des oppressions

Concernant les droits civiques, le suffrage universel ne sera obtenu pour tous les hommes qu’en 1918 et il faudra attendre 1948 pour que les femmes en bénéficient également. Comme nous venons de l’esquisser brièvement, la liberté ne peut se définir au travers d’un cadre purement abstrait. La liberté comme concept politique n’échappe pas au cadre matériel qui constitue le quotidien de la vie sociale.
Concernant les inégalités économiques, nous retrouvons déjà chez Adam Smith les premières notions permettant d’appréhender le concept de lutte des classes. Dans son classique Recherche sur la nature et la richesse des nations, Smith questionne l’origine des salaires et la manière dont ils se constituent socialement. Il paraît intéressant de souligner que cet auteur, considéré par certains comme le père du libéralisme, ne tombait pas dans le piège de l’admiration béate à l’égard des chefs d’entreprise. Sa lecture nous rappelle qu’en dehors d’un système économique où règne la propriété privée des moyens de production, c’est l’ensemble de ce que produit un travailleur qui devrait lui revenir :
« Dans cet état primitif qui précède l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l’ouvrier. Il n’a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager. »[8]
La fixation des salaires, chez Smith, n’apparaît pas comme une loi absolue tombée du ciel. Smith présente clairement l’antinomie entre les intérêts des travailleurs et ceux des propriétaires. :
« C’est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l’intérêt n’est nullement le même [nous soulignons], que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu’ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. » [9]
L’apport de Marx sur la question des inégalités économique ne se réduit pas à la question de la formation des salaires. Marx dépasse, et de loin, l’analyse de Smith ainsi que d’autres économistes comme Ricardo en inscrivant cette lutte d’intérêts entre deux classes dans une dimension historique. L’exploitation n’y est pas le seul fait d’un rapport de forces entre individus, mais un héritage historique, qui se transforme avec le temps et n’a, en revanche, pas toujours existé. Cet apport spécifique du marxisme est lourd de sens d’un point de vue politique. L’exploitation n’étant pas naturelle, il devient alors possible d’ambitionner son abolition comme horizon politique. De plus, cette abolition ne dépend pas d’un acte de foi ou d’une démarche éthique, mais devient le fait de dynamiques sociales historiquement déterminées.
« Le taux minimum et le seul nécessaire pour le salaire est la subsistance de l’ouvrier pendant le travail, et l’excédent nécessaire pour pouvoir nourrir une famille et pour que la race des ouvriers ne s’éteigne pas. Le salaire ordinaire est, d’après Smith, le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité, c’est-à-dire avec une existence de bête. »[10]
La compréhension du phénomène d’exploitation est centrale pour comprendre la relation qu’entretiennent les courants socialistes avec la notion de liberté. Il ne s’agit pas de simplement dénoncer le travail supplémentaire auquel contraint un propriétaire pour dégager son bénéfice, mais de remettre en question la relation qu’entretient le travailleur avec son environnement de travail. L’organisation capitaliste du travail passe, en effet, par l’élimination du caractère individuel et humain du travail. Le travailleur sur son poste est incorporé comme une pièce mécanisée, interchangeable, d’une machine.

Nous pouvons observer un retour en force de ce phénomène avec l’uberisation de l’économie. Jamais le XIXème siècle n’a été aussi proche de nous. Un coursier n’est plus présenté aujourd’hui comme un travailleur échangeant sa force de travail contre un salaire. Il s’agit désormais d’un autoentrepreneur louant les services d’une plateforme numérique.
Pourtant, en prenant du recul, nous retrouvons le même processus à l’œuvre : la plateforme fonctionnant sur un algorithme ne considère pas l’ « autoentrepreneur » comme un individu, mais comme une donnée parmi d’autres à faire devant correspondre avec les desiderata d’un client potentiel. L’individu au travail redevient un objet guidé par le programme informatique de la plateforme, où seule une illusion de liberté subsiste.
Capitalisme et liberté ne font décidément pas aussi bon ménage qu’on le prétend habituellement au Centre d’Etudes Jean Gol. Cela dit sans aucune intention polémique, bien sûr…
Julien Scharpé
Extrait des analyses de l’ACJJ
[8] Smith A., Recherche sur la nature et la richesse des nations, Chap 8, des salaires et du travail, p.43, https://cras31.info/IMG/pdf/adam_smith_recherches_sur_la_nature.pdf
[9] Smith A, op cit, p.45
[10] Marx K., Manuscrits de 1844, consultable sur ce lien , p.13, http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/manuscrits_1844/Manuscrits_1844.pdf