
À 81 ans, la radicalité intacte, Angela Davis continue de transmettre, inlassablement : tant qu’il cultive l’espoir et l’érige en discipline, le peuple est le moteur de l’histoire. L’icône anticapitaliste et défenseuse des droits humains nous a accordé un entretien exclusif lors de son passage à la Fête de l’Humanité.
« Les Palestiniens ont été parmi les premiers à soutenir la lutte des Noirs aux États-Unis et à se lever au moment des manifestations de Ferguson en 2014 (à la suite de l’assassinat de Michael Brown par un policier – NDLR). Ils ont en quelque sorte initié le mouvement de solidarité à l’échelle internationale autour de Black Lives Matter », explique Angela Davis.
Elle est arrivée, solaire, au petit matin. À l’heure où la Fête de l’Humanité a encore les yeux embués, Angela Davis s’est prêtée au jeu de l’interview au Village du monde alors que les petites mains, affairées à mettre en place les chaises ou à chercher un collier de serrage pour un tuyau qui fuit, multiplient les allers-retours. Depuis la grande scène qui porte son nom parviennent les échos des balances. Poliment, Angela Davis demande si l’on peut déplacer la table afin de trouver la concentration. La voilà, dans un décor presque champêtre, à évoquer la raison de sa troisième venue à la Fête.
À 80 ans, la philosophe et militante des droits civiques, communiste et féministe, signe la préface du livre « Mumia, la plume et le poing » (éditions le Temps des cerises), qui regroupe des œuvres dédiées à la libération du plus vieux prisonnier politique au monde. Un instant suspendu où elle échange avec Johanna Fernandez, la porte-parole de Mumia Abu-Jamal, qui l’accompagne. « She keep on pushin’ » (elle continue d’avancer), disaient d’elle les Rolling Stones. Cinquante-quatre ans après, rien n’est plus vrai.
Votre dernière venue à la Fête de l’Humanité date de 1991. Depuis la fin de la guerre froide, le monde a vécu de nombreux soubresauts et de nombreuses guerres. Comment se porte votre idéal ?
Angela Davis : L’espoir reste nécessaire. Sans espoir, il n’y a aucune possibilité de victoire. Je citerai la militante américaine Mariame Kaba, qui souligne que l’espoir est une discipline. C’est une discipline que nous devons cultiver, car sans espoir il n’y a aucune possibilité d’aller de l’avant. À plusieurs égards, nous assistons à de nombreux reculs aux États-Unis mais aussi en Europe. Je n’aurais jamais imaginé l’ampleur du racisme auquel nous nous sommes habitués aujourd’hui. Je me souviens qu’étant jeune la France était vraiment l’exemple de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Je serai éternellement reconnaissante aux Français qui se sont battus non seulement pour ma libération mais aussi pour celles de George Jackson et des frères de Soledad, et pour le grand événement organisé à la Mutualité avec nombre d’intellectuels et de syndicalistes qui ont soutenu le mouvement contre le racisme aux États-Unis. C’est une question qui s’est internationalisée et qui est liée au colonialisme et à l’esclavage. Notre conscience de ces problèmes s’est cependant accrue. D’une certaine manière, c’est la preuve des progrès faits par le mouvement antiraciste. Je suis très optimiste quand je regarde l’implication des jeunes générations.
Vous avez été membre du Parti communiste américain. Comment vous décririez-vous politiquement aujourd’hui ?
Angela Davis : Je suis toujours communiste. Une communiste avec un c minuscule plutôt que majuscule. Même si je ne suis plus membre du Parti communiste, je me considère toujours communiste et je travaille toujours avec le parti et avec ceux qui résistent au capitalisme. Pour obtenir des victoires contre le racisme et le patriarcat, il nous faut défier le capitalisme. On ne peut séparer ces trois mouvements. Ils sont indissociables.
Vous militez depuis des décennies pour la libération de Mumia Abu-Jamal. À travers son cas, c’est tout un système raciste qui se fait jour. Comment expliquer que l’Amérique de 2024 n’ait toujours pas soldé son passé esclavagiste ?
Angela Davis : Le lien que vous faites avec le passé esclavagiste est fondamental. Les États-Unis sont nés du colonialisme et de l’esclavage. Le système esclavagiste n’aurait pu se mettre en place sans la colonisation des terres occupées par les Amérindiens. Malgré les lents progrès, des équipes de sport portent toujours le nom de nations indigènes. C’est le signe d’un racisme profond et de l’essentialisation de ces peuples dans un pays qui a été aux avant-postes du développement du capitalisme racial.
Durant l’été 2020 toutefois, en pleine pandémie de Covid, un nombre inédit de personnes ont manifesté contre le lynchage et le meurtre de George Floyd au péril de leur vie. C’était un tournant dans l’histoire des États-Unis. Un nombre grandissant de gens réalisent qu’on ne peut plus avoir cette relation à l’histoire encouragée par l’État et que notre histoire moderne a été façonnée par l’esclavage qui nous hante toujours. La méconnaissance de l’histoire est responsable du racisme qui perdure et de toutes les formes d’oppression.
Vous dites souvent que vous ne seriez pas la même si vous n’aviez pas connu la prison ? Qu’a-t-elle changé en vous ?
Angela Davis : J’ai beaucoup appris durant cette courte période d’incarcération. Malgré le fait que la population carcérale est en partie composée de femmes, nous ne nous adressions jamais à elles à l’époque. Le genre joue pourtant un rôle dans la structuration du système carcéral. En étant au contact avec les détenues, j’ai compris qu’il jouait un rôle dans notre compréhension globale du système. J’ai porté en moi durant des années les perspectives que ces femmes m’avaient offertes. Cela m’a pris du temps. Il a fallu que je pense, que je lise, jusqu’à me sentir assez à l’aise pour pouvoir enseigner sur le système carcéral.
Au départ, je ne comprenais pas la relation entre prison et esclavage et les comparaisons entre rébellions de détenus et révoltes d’esclaves. George Jackson (militant du Black Panther Party abattu en prison en 1971 – NDLR) fut la première personne à me faire envisager la prison comme la manifestation la plus dramatique du racisme structurel. Il ne s’agissait pas simplement de se libérer d’un système de répression mais de comprendre comment le racisme fonctionne dans notre société. C’est ce qui a mené certains d’entre nous à s’engager dans le mouvement abolitionniste.
L’abolitionnisme, comme levée de toutes les dominations, relève d’un vrai travail d’imagination et d’utopie dans le système capitaliste.
Angela Davis : Il est difficile d’encourager le peuple à défendre des alternatives au capitalisme. Parce que le capitalisme se conçoit comme une forme universelle de vie en société. Même si elle n’est jamais explicitée, l’assertion selon laquelle l’exploitation pèsera toujours sur nous reste vive. Le système carcéral a émergé avec le capitalisme. Sur le plan idéologique, la prison est toujours présentée comme le seul moyen de s’adresser à ceux qui ne correspondent pas aux cadres de la société. Nombre de gens pensent qu’il en a toujours été ainsi et qu’il en sera toujours ainsi. Aujourd’hui, la prison est conçue comme la forme de punition privilégiée.
On parle souvent de Gaza comme d’une prison à ciel ouvert. 40 % des Palestiniens sont en outre passés par les geôles israéliennes depuis 1967. De quelle manière la lutte de libération des Palestiniens a-t-elle nourri votre réflexion ?
Johanna Fernandez : Malcolm X disait que la lutte des Palestiniens est un combat moral universel, un écho des luttes des personnes opprimées du monde entier. C’est le combat de David contre Goliath. Il y a une raison pour laquelle tant de gens à travers le monde se tiennent aux côtés de la Palestine : nous y voyons nos propres combats et oppressions. L’emprisonnement est un outil de domination de classe et de race. C’est l’un des moyens de l’oppresseur pour maintenir l’opprimé à sa place. Israël, qui se revendique la citadelle de la démocratie dans la région, est le pays au monde qui a le plus massivement recours à la prison. Les similitudes sont nombreuses avec les États-Unis. Ces derniers représentent 5 % de la population mondiale mais 25 % des prisonniers sur le plan mondial.
Comme Mumia, les Palestiniens sont un symbole de résistance et de courage. Ils sont un contre-narratif de tout ce que le capitalisme tente de nous inculquer. C’est en fin de compte ce qui nous fait nous tenir debout. Nous avons besoin de cette humanité, de gens qui mettent leur vie en jeu pour défendre la liberté.
Angela Davis : Lorsque j’étais étudiante, j’ai constaté qu’aux États-Unis le leadership de cette solidarité avec les Palestiniens revenait en grande partie à de jeunes juifs qui se sentaient la responsabilité de s’exprimer. Ils le faisaient en tant qu’humains ayant été la cible d’un génocide durant la Seconde Guerre mondiale et qui auraient aimé avoir des alliés et des gens qui se tiennent à leurs côtés. Tous ceux qui sont impliqués dans le projet abolitionniste ont appris de la lutte des Palestiniens. Grâce à leur combat, ceux qui travaillent à des alternatives à l’incarcération savent qu’accepter la détention à domicile ou les bracelets électroniques revient, en Palestine, à consentir aux check-points et à tous les aspects d’une société carcérale sous-tendue par le racisme et la répression. Nous avons tant appris d’eux.
Angela Davis à la Fête de l’Huma : « Quand les femmes noires avancent, tout le monde avance »
Les Palestiniens ont été parmi les premiers à soutenir la lutte des Noirs aux États-Unis et à se lever au moment des manifestations de Ferguson en 2014 (à la suite de l’assassinat de Michael Brown par un policier – NDLR). Ils ont en quelque sorte initié le mouvement de solidarité à l’échelle internationale autour de Black Lives Matter (les vies des Noirs comptent). Pour toutes ces raisons, de Malcolm X à George Jackson, il est presque impossible de penser la lutte des Noirs sans se référer à celle des Palestiniens. À sa mort, on a retrouvé des copies manuscrites de poèmes inclus dans l’anthologie de la poésie révolutionnaire palestinienne, « Enemy of the Sun », dans la cellule de George Jackson. C’est pourquoi ces poèmes lui furent un temps, attribués par erreur. Cela illustre la résonance entre les deux luttes.
Johanna Fernandez : Je n’avais jamais réfléchi au fait que la solidarité palestinienne, qui a émergé durant les manifestations de Ferguson, avait participé à l’internationalisation de ces deux luttes. Cette solidarité originelle des Palestiniens envers le mouvement noir était en réalité un précurseur de la solidarité en faveur des Palestiniens aujourd’hui.
En 1981, vous écrivez « Femmes, race et classe ». Vous êtes en ce sens la première à disséquer les contradictions et les convergences des grands mouvements de libération et d’émancipation à une époque, celle de la guerre froide, où la vie des idées semblait essentiellement s’organiser autour de l’existence de deux blocs. Qu’est-ce qui vous a amenée à envisager les choses de cette façon ?
Angela Davis : Tout ce que j’ai fait s’est toujours inscrit dans la lignée des écrits et contributions des femmes noires depuis le XIXe siècle. Il m’est impossible de m’en attribuer le mérite individuel. À l’époque de « Femmes, race et classe », les femmes noires subissaient de violentes attaques aux États-Unis. Un rapport gouvernemental établissait qu’elles étaient responsables de l’oppression des hommes noirs du fait du système matriarcal ! Dans les années 1970, un grand nombre de personnes ont commencé à reconnaître que, sans la contribution des femmes à travers les siècles, la lutte ne serait pas parvenue là où elle en était alors.
Quand j’ai écrit ce livre, il m’importait de mettre au jour leur contribution. À cette époque, je n’étais pas consciente de mener mes recherches seulement à partir d’archives classiques. Ce qui me cantonnait nécessairement aux travaux des femmes alphabétisées, éduquées, qui écrivaient des livres, s’exprimaient lors de conférences… J’ai réalisé plus tard que les femmes noires de la classe ouvrière étaient exclues de ce champ. Cela m’a amené à travailler sur mon livre « Blues et féminisme noir ». En me penchant sur cette musique, j’ai compris que les femmes pauvres avaient apporté leur contribution au féminisme avant l’émergence même du mouvement féministe.
Dans le livre sur Mumia, vous soulignez le rôle des artistes dans le combat pour sa libération, mais aussi de l’art comme possibilité d’entrevoir un autre monde. Quel rôle ont joué les arts dans votre chemin de libération personnel ?
Angela Davis : Tout dépend si l’on se réfère aux arts majeurs ou populaires. Je m’intéresse aux arts qui permettent de forger la conscience des peuples. Dans cette perspective, l’art revêt une dimension essentielle de la lutte. C’est pourquoi la musique est si importante spécialement dans les communautés noires. Elle est la forme d’art primaire. J’ai commencé à m’intéresser au rôle que jouait l’art dans notre quête de liberté durant mes études de philosophie. C’est à travers l’esthétique que j’ai trouvé ma voie et me suis engagée dans ces recherches sur le blues. Le professeur Herbert Marcuse (qui a dirigé la thèse d’Angela Davis – NDLR) fut à ce titre une rencontre importante. Il s’est penché sur le sens de l’art sous différentes perspectives. Selon lui, si l’art n’est sans doute pas capable de changer le monde, il peut changer les gens qui luttent en faveur de changements radicaux.
Si vous deviez comparer la liberté à une œuvre. Quelle serait-elle ?
Angela Davis : Oh… c’est une question difficile. Sans doute Picasso est-il le parfait exemple. Mais je pense également à Nina Simone et à sa chanson « I Wish I Knew How it Would Feel to Be Free ». Ce morceau nous permet de partager notre désir collectif de liberté. Seuls les arts nous permettent d’entrevoir et de ressentir la possibilité d’une vie différente. Il faudrait également s’arrêter sur le fait que nous écoutons généralement la musique avec d’autres. En ce sens, c’est un voyage collectif qui permet d’appréhender les moyens de parvenir à un monde meilleur, même si nous ne savons pas d’où nous venons ou où nous allons. Les gens parlent toujours de la liberté comme d’une destination. Je ne l’envisage pas ainsi. L’heure où les humains pourront dire : « maintenant, nous avons atteint la liberté » n’arrivera jamais. Il y aura toujours d’autres luttes. L’art nous aide à appréhender le caractère infini de ce voyage.
Vous avez toujours préféré délaisser le statut d’icône pour préférer le mouvement collectif. La littérature, la chanson, la pop culture se sont néanmoins emparées de votre figure. Quel est votre rapport à ce statut qui vous échappe ?
Angela Davis : J’apprécie toutes ces chansons, ces arts visuels… mais je crois qu’il ne s’agit pas de moi en tant que personne. Ces œuvres sont le produit des luttes. Je ne commets pas l’erreur de penser que j’en suis le sujet. Elles parlent des gens en lutte. Cela m’a pris longtemps avant de parvenir à saisir cela. Je suis toujours très embarrassée, car je ne pourrai jamais être à la hauteur de ces représentations. Si l’objet est la lutte des masses, je peux apprécier d’être ainsi mise en avant sans avoir le sentiment de ne pas être à ma place.
Lina Sankari Christophe Deroubaix
Extrait de l’Humanité