
Le 18 mars 2020, la Belgique entrait en confinement pour lutter contre le coronavirus. Huit mois et un début de deuxième vague plus tard, le gouvernement wallon se projetait dans l’après-crise avec le lancement de son plan « Get Up Wallonia ! ». Ce dernier visait à « relocaliser sur notre territoire la production de biens [et] réindustrialiser la Wallonie » avec en figure de proue la production de masques « Made in Wallonia ».
À l’époque, cette volonté de rapatrier une partie de l’activité économique sur son sol ne se cantonnait pas qu’au territoire wallon ou belge. Quelques mois plus tôt, c’était le président français, Emmanuel Macron, qui plaidait pour une reconquête de la « souveraineté industrielle » de son pays et promettait la création d’environ 1800 emplois via des investissements ciblés. Même objectif au niveau européen : le commissaire Didier Reynders assurant que « la Commission [était] tout à fait disposée à organiser la gestion future d’éventuels stocks stratégiques communs ».
Quatre ans après, ces relocalisations – et les créations induites d’emplois – ont-elles eu lieu ? Rien n’est moins sûr. Décryptage.
45% des entreprises ont relocalisé
Comptabiliser le nombre de relocalisations en Europe, et a fortiori en Belgique, n’est pas chose aisée. Pour cause, il n’existe aujourd’hui aucune donnée sur les activités de relocalisations de nos entreprises. Seuls des études, recherches ou rapports européens et internationaux permettent de dégager des tendances.
C’est le cas du dernier sondage de la Banque centrale européenne (BCE) réalisé auprès d’une soixantaine d’entreprises européennes. Interrogées sur leurs stratégies passées et futures en matière de localisation de leur production et d’approvisionnement, 45% d’entre elles répondent avoir déplacé leurs activités, que ce soit au sein ou hors de l’Union européenne (UE) au cours des cinq dernières années. Sachant qu’une proportion plus élevée d’entreprises a déplacé leur production hors de l’UE plutôt que dans/vers l’UE.

Ce n’est donc pas la majorité des entreprises qui ont choisi de se relocaliser. Mais parmi elles, il y a la start-up flamande Nobi qui fabrique des lampes intelligentes. Depuis l’an dernier, leur assemblage complet a été relocalisé à Aartselaar, dans la région d’Anvers. Et ce, surtout pour des raisons économiques. « La production en Belgique est beaucoup moins coûteuse qu’en Chine, même dans le scénario le plus pessimiste », indique Liesbeth Pyck, cheffe du département marketing et communication de Nobi qui estime que la production en Flandre est au moins 18% moins chère qu’en Chine.
Avec la hausse des coûts de transport ou es matières premières, taxes d’importation élevées ou progression des salaires en Asie, rapatrier ses activités s’avère être plus avantageux pour certaines entreprises comme Nobi. « Les coûts salariaux en Chine ont augmenté en moyenne de 15% par an au cours des dix dernières années. Ils sont, par exemple en Croatie, plus faibles. Il existe toujours un écart salarial, mais les salaires ne représentent que 10% du coût total des opérations en Chine », précise ainsi le professeur à l’UGent, Rudy Aernoudt.
Tout miser sur la haute valeur ajoutée
Côté wallon, l’entreprise I-care, leader mondial en maintenance prédictive d’outils industriels, vient d’investir plusieurs dizaines millions d’euros pour relocaliser l’une de ses chaînes de production à Mons. Concrètement, cette société qui fait des « diagnostics sur des machines industrielles pour trouver leurs maladies » comme le schématise son CEO Fabrice Brion, va fabriquer en interne quelques millions d’objets connectés.
Pourquoi ce choix ? « Parce qu’on trouve que c’est important pour des raisons stratégiques et économiques d’investir ici et de ne pas sous-traiter dans d’autres ensembles économiques qui ne respectent pas les mêmes règles que nous », répond-il simplement avant d’ajouter que cette décision suppose deux conditions pour rester compétitif.

Selon lui, il faut « avoir un produit technologique au prix de vente élevé et une production efficace ». En d’autres termes, que la production relocalisée concerne des produits innovants et qu’elle bénéficie d’investissements importants pour gagner en productivité.
Pour rester compétitif, il faut avoir un produit technologique au prix de vente élevé et une production efficace. Fabrice Brion, CEO d’I-care
Notons ainsi le coup de pouce du gouvernement wallon ces dernières années. Aussi appelée, S3, sa stratégie vise à travers l’innovation à réimplanter en Wallonie l’industrie du futur. « Le gouvernement a approuvé récemment 17 dossiers liés à des appels à projets. L’idée est de dire quels sont nos grands choix et nos priorités et comment on peut rassembler les acteurs pour porter un certain nombre de projets », indique dans l’Echo le ministre wallon de l’Économie, Willy Borsus (MR) selon lequel le projet de l’entreprise I-care « n’aurait pas été possible sans tout le travail de recherche et d’innovation ».
Conséquences : c’est donc plutôt « la haute valeur ajoutée qui va être développée chez nous », résume l’économiste Xavier Dupret. Outre la haute technologie, la Wallonie accueille des entreprises agroalimentaires, textiles ou pharmaceutiques.
Créations d’emplois anecdotiques
Pour Biowin, le pôle wallon de compétitivité du secteur de la pharmacie et des sciences du vivant, la création d’emplois est positive. Selon une étude de pharma.be citée par leur porte-parole, l’emploi dans le secteur bio pharmaceutique belge a augmenté de près de 4% en 2021, soit 5740 postes. Sans pouvoir parler de relocalisations stricto sensu, près de 3,5 milliards d’euros ont été investis dans divers projets (217 au total) en Wallonie par des sociétés pharmaceutiques étrangères, y compris celles de la Flandre entre 2000 et 2023.
En Flandre, la société Nobi annonce avoir embauché 15 personnes depuis sa relocalisation en Belgique. Une croissance qui se poursuit puisqu’ « en mars 2024, nous ouvrirons une deuxième ligne de production dans notre usine, ce qui portera notre effectif à 20 personnes [et] en 2025, les lignes 3 et 4 seront ouvertes, créant 12 emplois supplémentaires », précise Liesbeth Pyck.
La haute valeur ajoutée est un segment d’activité qui est plutôt intensif en capital. Xavier Dupret, économiste
Au-delà de ces exemples, mesurer les créations d’emplois dans l’économie générale reste un défi. D’après le think-tank américain Reshoring Now qui plaide en faveur d’un retour de leurs entreprises sur leur sol, entre 2010 et 2023, les relocalisations auraient permis de créer près de 1,7 million d’emplois aux Etats-Unis.
La Banque nationale de Belgique (BNB) nuance ces créations qui sont, selon elle, « définies de manière très large ». L’un de ses économistes, Emmanuel Dhyne, note qu’on n’a pas vraiment d’évidences pouvant dire voilà, les relocalisations ont créé X milliers d’emplois avec une quelconque force statistique, si ce n’est ces quelques anecdotes ».
De toute façon, pour l’économiste Xavier Dupret, si création d’emplois il y a, elle n’est pas massive car « la haute valeur ajoutée est un segment d’activité qui est plus intensif en capital financier qu’humain ». « Vous pouvez faire tourner certaines entreprises avec un équivalent temps plein en 3×8 [travailler par rotation pendant trois périodes d’environ huit heures qui constituent la journée de travail, ndlr] sur un site de production de 1000 mètres carrés sans problème », indique celui qui est aussi chercheur au Gresea (Groupe de Recherche pour une Stratégie économique alternative).
Finalement, comme le dit l’économiste Maxime Combes, « tout ça reste relativement mineur statistiquement parlant, par rapport aux grandes masses d’entreprises ou de secteurs entiers dont la production a quasiment disparu depuis 25 ans ou 30 ans dans nos pays ».
Effet d’opportunité
Xavier Dupret insiste aussi sur l’importance du contexte qui oriente parfois les comportements commerciaux sans les pérenniser. Il prend l’exemple de l’industrie textile pendant la pandémie de Covid-19 : « À l’époque, on avait développé une ligne de production en Wallonie, le gouvernement wallon avait des commandes. Il y avait un effet d’opportunité. Mais une fois que la pandémie est retombée, on n’a pas vu de redéveloppement du textile. C’était clairement lié à une conjoncture très particulière avec des ruptures sur les chaînes de production et le fait qu’il y avait des commandes publiques pour avoir des stocks stratégiques qui avaient été détruits quelques années auparavant. »
On pense ainsi à l’échec des masques de Deltrian, l’une des promesses du ministre-président Elio Di Rupo au moment de lancer son plan de relance en sortie de crise sanitaire. Trois ans plus tard, le seul outil de production de masse de masques en Wallonie est mis en liquidation et ses lignes de production sont vendues à des prix dérisoires. Trente personnes travaillaient alors dans cette usine.
Régionalisation plutôt que relocalisation
Plus globalement, la crise du Covid-19 a bousculé les chaînes d’approvisionnement internationales. Et les entreprises ont eu besoin de les sécuriser.
Entre le printemps 2020 et le printemps 2022, le cabinet de conseil McKinsey a mené une enquête en trois cycles auprès de 60 à 113 cadres supérieurs de grandes multinationales actives dans divers secteurs et pays. Lorsque la crise du Covid-19 battait son plein en mai 2020, 40% des cadres envisageaient des mesures pour renforcer la résilience, telles que la régionalisation des chaînes d’approvisionnement. Un an plus tard, ce ne sont finalement « que » 25% des cadres qui envisageraient cette stratégie. Deux ans après le début de la pandémie, en mai 2022, « la relocalisation des propres installations de production reste l’exception ».
Finalement, cette enquête révèle que plus le contexte géopolitique est incertain, plus les entreprises prévoient d’accroître la résilience de leurs chaînes d’approvisionnement. Et inversement. Loin d’une vague de relocalisations massives dans le pays d’origine, on a donc plutôt observé une régionalisation, c’est-à-dire dans un pays voisin ou « ami ».
Et à l’avenir non plus, les entreprises ne prévoient pas de rentrer massivement au bercail. Selon le dernier sondage de la Banque centrale européenne (BCE), dans les cinq prochaines années, un quart des entreprises interrogées envisagent de relocaliser leurs activités au sein de l’Union européenne.
Géopolitique et sécurisation

Quoi qu’il en soit, pour l’économiste et essayiste français, Nicolas Bouzou, le contexte géopolitique reste cardinal dans le choix des entreprises. Dans une interview à L’Echo, il soulignait ainsi le fait que « la guerre en Ukraine a eu un impact sur le prix des matières premières [tandis que] les tensions entre Taïwan et la Chine ont entraîné une relocalisation de la production des semi-conducteurs ».
À ce titre, la France a lancé en juin 2023 la production de la nouvelle usine de composants semi-conducteurs à Crolles, dans la région grenobloise. Un projet d’investissement de près de 7,5 milliards d’euros.
C’est aussi le besoin de flexibilité et de sécurité « dans un contexte géopolitique incertain » qui a incité la société flamande Nobi à relocaliser ses activités. « La proximité physique entre nos concepteurs et nos fabricants nous permet d’agir rapidement pour mettre à niveau nos produits, ce qui est essentiel pour une entreprise en croissance rapide comme la nôtre », souligne Liesbeth Pyck.
In fine, la création d’emplois ne se résume pas à l’implantation géographique d’une entreprise sur un territoire, estime Maxime Combes, également membre d’Attac France. « Avant même de regarder ce qui se délocalise ou se relocalise, il faut se demander si le tissu économique, qu’il soit industriel, de services ou agricole dans une région donnée, crée de l’emploi. C’est ça qui est décisif sur le volume d’emplois disponibles. La question est de savoir si les investissements qui sont faits par les investisseurs d’une région ou d’un pays se font sur ce territoire-là ou à l’étranger ».
Autrement dit, « la question qui va se poser, c’est aussi celle de la capacité pas seulement à relocaliser de l’activité, mais à protéger de l’activité chez nous », complète Xavier Dupret.
Selon le Conseil Supérieur de l’Emploi, « la création d’emplois s’essouffle » même si 2022, il y a eu 101.000 emplois créés en Belgique, soit le nombre le plus élevé
Romane Bonnemé