Un étouffement en 10 actes
Dans cette histoire qui renvoie à l’univers du romancier John Le Carré, plusieurs documents prouvent des rétentions d’informations par des enquêteurs et des « erreurs » d’analyse suspectes. Des « manipulations », pour reprendre l’expression utilisée par Emmanuel Gerard avec lequel nous nous sommes longuement entretenus avant de rédiger ce récit en dix actes d’un étouffement,
1. Une voiture de marque « Vanguard » repérée par la gendarmerie

Le type de voiture utilisé par les assassins © Doc
La première pièce étonnante de ce puzzle date du soir-même des faits. À ce moment, le juge Louppe manquait cruellement d’informations relatives à la voiture utilisée par les auteurs. Toutefois l’étude CegeSoma a permis de prouver que la gendarmerie de Seraing disposait d’une information capitale qu’elle n’a jamais transmise au magistrat. « On a retrouvé ce procès-verbal de la gendarmerie de Seraing dans les archives personnelle de Maurice Brasseur (PSC), le ministre de l’Intérieur de l’époque », précise Emmanuel Gerard. Ce document rédigé le soir des faits précise explicitement que les assassins de Julien Lahaut roulaient dans « une voiture de petit modèle, verte ou grise, pouvant être une ‘’Vanguard’’. Eclairage avant déficient – éclairage arrière faisant défaut ». Il se fait que François Goossens, l’un des auteurs de l’attentat, était le propriétaire d’une « Vanguard » de couleur grise.
2. François Goossens se vante d’avoir tué Lahaut
Le 27 septembre 1950, la Sûreté de l’Etat rédige une note à l’attention du parquet général de Liège. Ce document transmis le 2 octobre au juge d’instruction dénonce notamment « les déclarations du nommé Goossens François, né à Beringen, le 16 septembre 1909, agent d’assurances, domicilié (…) à Hal, qui récemment s’est vanté d’avoir participé à l’assassinat de Lahaut Julien ». Le juge d’instruction confie cette piste à Joseph Dessaucy, commissaire principal à la Police judiciaire de Liège. Ce dernier n’interrogera jamais Goossens, se contentant de renseignements « rassurants » fournis par la PJ de Bruxelles.
3. François Goossens est propriétaire d’une « Vanguard »
En effet, le 4 novembre 1950, Joseph Dessaucy rédige un PV n°7361. Il relate qu’il a demandé à la Police judiciaire de Bruxelles de procéder à « une enquête discrète » concernant Goossens. Précisant que le suspect est « agent d’assurances », il ajoute que « ses fonctions nécessitant de nombreux déplacements à travers tout le pays, l’intéressé pilote une voiture automobile de marque « Vanguard » (…) Il ne semble pas avoir d’opinions politiques bien définies mais il serait toutefois un royaliste convaincu. Sous l’occupation, il se serait activement occupé de résistance dans le secteur de Hal. Goossens aurait un caractère exubérant et vantard, il n’hésiterait pas, dans le but de se rendre intéressant, de déclarer qu’il a été mêlé à certaines affaires (…) Les services de la PJP Bruxelles n’ont pu recueillir renseignement au sujet des propos qu’il aurait tenus concernant sa participation dans l’assassinat du député Julien Lahaut. Il ne semble pas être en rapport avec des particuliers suspects ou des personnes s’occupant de politique » Circulez, il n’y a rien à voir ! Signalons qu’à cette époque, le réseau anticommuniste auquel collaborait le suspect était un pourvoyeur d’infos pour la section politique de la PJ de Bruxelles et même pour les Parquet général de la capitale.

Le 4 novembre 1950, le commissaire Dessaucy, sur base de renseignements de la PJP de Bruxelles considère que Goossens est un « vantard,, qui n’est pas impliqué dans l’affaire Lahaut mais il note que « l’intéressé pilote une (…) Vanguard.» Un élément important dont il ne se souviendra pas, moins de deux ans plus tard (voir acte 9).
4. François Goossens espionne les communistes
Certes, la Sûreté de l’État a signalé Goossens dans sa note du 27 septembre 1950. Cependant, elle s’est bien gardée de transmettre plusieurs rapports qui auraient été très utiles à l’enquête judiciaire. « Goossens intéressait déjà la Sûreté en janvier 1949. », explique Emmanuel Gerard. « Il ressort des renseignements récoltés à cette époque qu’il espionne des personnes qui sont supposées être communistes pour le compte d’une organisation privée et qu’à cette fin, il œuvre à gagner des membres de services de police à sa cause. On ne sait comment les agents de services secrets belges y sont arrivés mais moins de deux ans avant l’assassinat de Lahaut, ils ont réussi à s’emparer d’un carnet de notes de Goossens dans lequel il mentionnait les noms des membres de son réseau anticommuniste. Parmi ceux-ci figurait un certain Alex Devillé, soit l’un des quatre hommes impliqués dans l’attentat de Seraing. » Durant le printemps 1949, d’autres rapports de la Sûreté mentionnent encore que Goossens vit « sur un grand pied » grâce aux notes de frais qu’il peut envoyer à l’organisation qui a recourt à ses services. L’étude CegeSoma met cet élément en rapport avec le fait que, lors de ses nombreux déplacements dans le pays, il arrivait à Goossens de livrer des armes et émetteurs ; ce qui renvoie à un mode de fonctionnement des réseaux « stay behind » mis en place par différents services secrets européens dans l’immédiate après-guerre pour résister à une éventuelle invasion du pays par le Soviétiques.
5. François Goossens fait partie du « Bloc anticommuniste belge »
Un autre document mis au jour par l’équipe du professeur Gerard est fort intéressant. En novembre 1949, moins d’un an avant l’assassinat de Lahaut, un agent de la Sûreté de l’Etat établit un rapport de renseignements sur le « Bloc anticommuniste belge », ce qui met un nom sur le groupe d’action et de renseignement auquel collabore François Goossens. Comme les précédents, ce rapport n’a jamais été transmis à la justice liégeoise alors qu’il aurait fort bien complété la note du 27 septembre 1950. On y lit ceci : « Nous apprenons de source sûre que le BACB a été créé à l’initiative d’André Moyen, allias capitaine Freddy(ndlr : un nom renvoyant à son passé de résistant au sein du réseau Athos pendant la seconde guerre…) On peut mentionner avec certitude que les personnes suivantes travaillent pour Moyen A. et interviennent effectivement dans le cadre du BACB. » Le premier nom cité est celui de François Goossens qui est décrit en ces termes : « Goossens (…) manifestement ne recule devant aucune action qui lui serait confiée. L’intéressé a affirmé que, lors du dernier pèlerinage de l’Yser à Dixmude, il avait eu l’intention de faire sauter le pont qui se trouve à côté du mémorial afin de faire porter le chapeau aux communistes. Seule la présence de gendarmes sur le dit-pont l’a fait changer d’avis. (…). À plusieurs reprises, Goossens F a déclaré que le BACB à Anvers était déjà assez bien implanté et que, si nécessaire, ce mouvement pouvait disposer de matériel militaire de toutes sortes comme des mitraillettes (…).» Une note précédente du service secret, en avril 1948, décrivait le BACB avec ces mots : « L’organisation de ce groupement pourrait être comparée à un groupe de résistance pendant l’Occupation. Le bureau central est situé à Bruxelles. »
6. Un projet d’assassinat de Lahaut dès 1948
À vrai dire, diverses polices judiciaires disposaient d’informations sur le BACB d’André Moyen bien avant l’assassinat. Dès novembre 1947, une enquête est ouverte par la section politique de la Police judiciaire d’Anvers à la suite de la distribution d’un tract du BACB dans les rues de la métropole portuaire. Cette bafouille tirée à 10.000 exemplaires est assez limpide : « Nous déclarons la guerre au communisme. (…) Nous exigeons l’arrestation immédiate de tous les leaders communistes, traîtres par excellence, qui ne méritent rien de mieux ou rien de moins que la mort par fusillade, avec comme disposition complémentaire et comme il convient pour les traîtres : dans le dos ». L’enquête révèle l’existence de liens étroits entre le BACB et Eltrois, une organisation léopoldiste prônant l’action violente. Ainsi Germain Deloof, inspecteur à la PJ d’Anvers, reçoit les confidences d’un membre du BACB qui lui parle d’une stratégie d’infiltration au sein du Parti communiste belge en lui montrant sa carte de membre. Cet indicateur, apeuré car on ne rigole pas avec le secret dans son organisation, confie avoir assisté à une réunion, au printemps 1948, durant laquelle un attentat contre Julien Lahaut a été envisagé. Il précise qu’il n’était pas d’accord avec un tel projet. Dans ses notes de travail, Deloof écrit : « Lahaut – Seraing – attentat – pas d’accord – un de ces jours – pas d’assassinat Le numéro de plaque sera communiqué. »

En 1948, l’inspecteur Deloof est mis au parfum d’un projet d’attentat contre Julien Lahaut par un indicateur .Le policier le note dans son carnet de travail mais omet de le mentionner dans son rapport d’enquête.
Le 8 octobre 1948, Deloof rédige un rapport confidentiel n°12092 sur ses recherches relatives au BACB mais il omet d’évoquer le projet d’attentat contre Lahaut. En 1949, après avoir reçu la « Médaille civique de 1ère classe » pour s’être distingué dans la résistance pendant la guerre, Deloof entame une carrière coloniale comme inspecteur de la Police judiciaire des Affaires africaines. Au Congo belge, il devient l’un des correspondants du réseau « antisubversif » « Crocodile ». Ce qui nous ramène au réseau Moyen comme nous l’explique le professeur Emmanuel Gerard : « Dans les archives de l’Union minière, nous avons trouvé un rapport d’une réunion de 1949. Le ministre des colonies Pierre Wigny (PSC) a donné personnellement à André Moyen la mission de créer ce réseau « Crocodile ». Parmi les agents que Moyen a recrutés, il y avait des administrateurs de région et des fonctionnaires coloniaux, des employés de l’Union minière, et même le vicaire apostolique de Katanga, Monseigneur Félix de Hemptinne. Il y avait aussi Germain Deloof. » En quelque sorte, l’indicateur qui avait prévenu du projet d’attentat contre Lahaut s’était mis dans la gueule de crocodile.
A suivre