Extraits de la « Psychologie des foules »

(Par Gustave Lebon 1895)

Avec l’entrée des masses dans la vie politique et sociale (19ème et 20ème siècles) il y a eu des auteurs, comme Gustave Le Bon, qui ont analysé la façon de penser et d’agir des foules. Les considérations présentées sont encore fort intéressantes, même si on doit les positionner aussi dans le contexte historique de son temps.

 Suggestibilité des foules

La connaissance de la psychologie des foules constitue la ressource de l’homme d’État qui veut, non pas les gouverner – la chose est devenue aujourd’hui bien difficile – mais tout au moins ne pas être trop complètement gouverné par elles.

La psychologie des foules montre à quel point les lois et les institutions exercent peu d’action sur leur nature impulsive et combien elles sont incapables d’avoir des opinions quelconques en dehors de celles qui leur sont suggérées. Des règles dérivées de l’équité théorique pure ne sauraient les conduire. Seules les impressions qu’on fait naître dans leur âme peuvent les séduire. Si un législateur veut, par exemple, établir un nouvel impôt, devra-t-il choisir le plus juste théoriquement ? En aucune façon. Le plus injuste pourra être pratiquement le meilleur pour les foules, s’il est le moins visible, et le moins lourd en apparence. C’est ainsi qu’un impôt indirect, même exorbitant, sera toujours accepté par la foule. Étant journellement prélevé sur des objets de consommation, par fractions de centime, il ne gêne pas ses habitudes et l’impressionne peu. Remplacez-le par un impôt proportionnel sur les salaires ou autres revenus, à payer en un seul versement, fût-il dix fois moins lourd que l’autre, il soulèvera d’unanimes protestations. Aux centimes invisibles de chaque jour se substitue, en effet, une somme totale relativement élevée et, par conséquent, très impressionnante. Elle ne passerait inaperçue que si elle avait été mise de côté sou à sou ; mais ce procédé économique représente une dose de prévoyance dont les foules sont incapables.

Autoritarisme et intolérance des foules

L’autoritarisme et l’intolérance sont généraux chez toutes les catégories de foules, mais ils s’y présentent à des degrés fort divers ; et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, dominatrice des sentiments et des pensées des hommes. L’autoritarisme et l’intolérance sont surtout développés chez les foules latines. Ils le sont au point d’avoir détruit ce sentiment de l’indépendance individuelle si puissant chez l’Anglo-Saxon. Les foules latines ne sont sensibles qu’à l’indépendance collective de leur secte et la caractéristique de cette indépendance est le besoin d’asservir immédiatement et violemment à leurs croyances tous les dissidents. Chez les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, depuis ceux de l’Inquisition, n’ont jamais pu s’élever à une autre conception de la liberté.

L’autoritarisme et l’intolérance constituent pour les foules des sentiments très clairs, qu’elles supportent aussi facilement qu’elles les pratiquent. Elles respectent la force et sont médiocrement impressionnées par la bonté, facilement considérée comme une forme de la faiblesse. Leurs sympathies n’ont jamais été aux maîtres débonnaires, mais aux tyrans qui les ont vigoureusement dominées. C’est toujours à eux qu’elles dressent les plus hautes statues. Si elles foulent volontiers à leurs pieds le despote renversé, c’est parce qu’ayant perdu sa force, il rentre dans la catégorie des faibles qu’on méprise et ne craint pas. Le type du héros cher aux foules aura toujours la structure d’un César. Son panache les séduit, son autorité leur impose et son sabre leur fait peur.

Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. Si l’action de l’autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses sentiments extrêmes, passe alternativement de l’anarchie à la servitude, et de la servitude à l’anarchie.

Ce serait d’ailleurs méconnaître la psychologie des foules que de croire à la prédominance chez elles des instincts révolutionnaires. Leurs violences seules nous illusionnent sur ce point. Les explosions de révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Elles sont trop régies par l’inconscient, et trop soumises par conséquent à l’influence d’hérédités séculaires, pour ne pas se montrer extrêmement conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, on les voit bientôt lasses de leurs désordres se diriger d’instinct vers la servitude. Les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins acclamèrent énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et fit durement sentir sa main de fer.

A suivre

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