Condamnation après le blocage d’une autoroute : quel droit de grève en Belgique ?

Le 1er décembre dernier, la FGTB a lancé un appel à des arrêts de travail d’une heure, après la condamnation par le tribunal correctionnel de Liège de 17 de ses membres pour le blocage de l’autoroute E40, près de Liège, en 2015, lors d’une journée de grève nationale. C’est l’occasion de s’interroger sur ce que représente aujourd’hui le droit de grève en Belgique.

Aucune loi ne régit le droit de grève

Admis depuis, au moins, le 19e siècle, le droit de grève est un droit d’action collective, explique Me Gilbert Demez, ancien professeur de Droit social à l’UCLouvain. Il se concrétise par « la suspension collective des relations de travail dans le cadre d’une action collective au sein d’une entreprise », poursuit Me Demez.

« A partir du moment où vous avez un préavis, que tout a été fait dans les formes, que les autorités publiques ont été averties qu’il y allait avoir un mouvement, l’action collective, est considérée comme étant le moyen pour une partie dans le rapport bilatéral qui existe entre les employeurs et les travailleurs pour essayer de rétablir tant bien que mal un certain équilibre. Mais avec des règles qui ont été convenues pour le faire », explique encore Me Gilbert Demez

Si le droit de grève s’exerce, en théorie, dans un cadre, défini au sein d’une entreprise ou dans un secteur d’activité, où les travailleurs, ou les syndicats qui les représentent, déposent un préavis de grève, aucune loi belge ne spécifie les conditions de l’exercice de ce droit de grève.

« Le droit de grève en tant que tel, en Belgique, n’est toujours pas encadré par la loi. On n’a pas une loi sur le droit de grève en Belgique », complète Me Olivier Rijckaert, du cabinet d’avocats Sotra, spécialisé en Droit social. « C’est un premier problème dans le sens où le droit de grève existe, il est consacré par la jurisprudence et par la Cour de cassation, mais vous ne trouverez pas un texte de loi en Belgique qui dit que les travailleurs ont le droit de faire grève. Cette absence de cadre législatif a déjà été critiquée par le Comité européen des Droits sociaux en 2011. On a été critiqué pour cette carence et depuis, la Belgique ne s’est toujours pas mise en ordre », poursuit Me Olivier Rijckaert.

La jurisprudence des tribunaux fixe les contours du droit de grève

Comme il n’y a pas de loi qui dit ce qui est permis ou pas en matière d’exercice du droit de grève, c’est la jurisprudence des tribunaux qui détermine les contours de ce droit. Ce sont les juges qui décident. « Ce qui est intéressant parce que le juge est quelqu’un qui juge de situations de terrain de façon humaine et appropriée, mais ça crée aussi une très grande insécurité juridique parce qu’on peut avoir de la jurisprudence très, très différente d’un arrondissement judiciaire à l’autre, voire au sein du même arrondissement judiciaire, selon le président devant lequel vous allez tomber. Il y a un petit effet loterie à la justice qui fait qu’on peut avoir une décision noire ou blanche selon l’heure à laquelle on est jugé, en fonction du président qui siège. C’est l’aspect humain du tribunal », ajoute Me Olivier Rijckaert.

Par exemple, en cas de plainte d’une entreprise visée par une grève, ou de travailleurs non-grévistes qui s’estimeraient lésés par une action de grève, ou de n’importe quel citoyen qui estimerait avoir une raison de porter plainte, ce sont donc les tribunaux qui diront si l’action visée par la plainte était conforme ou pas avec l’exercice du droit de grève.

C’est dans ce contexte-là que la Justice peut limiter le droit de grève. « Juridiquement, on peut toujours trouver des instruments juridiques pour y porter atteinte. Vous trouverez toujours. Il suffit qu’il y ait une forme de violence quelconque, on ne prend pas alors le fait par le biais de la manifestation collective, mais on prend le biais de la violence, du dommage. Donc, il y a toujours moyen d’intervenir à ce niveau-là « , estime Me Gilbert Demez, ancien professeur de Droit social à l’UCLouvain.

Cette conception, qui laisse à la Justice le rôle d’interpréter la portée du droit de grève ne garantit pas qu’une même action de grève contre laquelle une plainte serait déposée sera toujours traitée de la même manière.

« C’est chaque fois le juge qui devra, au cas par cas, mettre les intérêts des uns et des autres en balance. Il va effectuer son travail, celui que fait toujours un juge, le travail de mise en proportionnalité. Il va constater que oui, les travailleurs ont un droit de grève, ils ont déposé un préavis, respecté les règles etc., mais dans l’exercice de ce droit, ils ne peuvent pas utiliser des moyens qui seraient disproportionnés. Ce sera une appréciation systématiquement au cas par cas. Il est clair que le sens de la proportion pour un magistrat plutôt libéral ou pour un magistrat plutôt socialiste, parce qu’ils ont leurs tendances, ça ne sera évidemment pas la même chose. Donc, on est dans une très grande incertitude « , poursuit Me Olivier Rijckaert.

Dans ce contexte, une tendance à recourir aux tribunaux s’est installée, même si le résultat, pour celui qui porterait plainte, n’est pas toujours garanti.

Lorsqu’un piquet de grève bloque une entreprise ou un zoning industriel, par exemple, une entreprise qui s’estimerait lésée pourra être tentée de saisir la Justice en référé et de mandater par la suite un huissier pour constater le blocage et, le cas échéant, menacer d’astreintes.

« Nous, comme avocats, on est assez mal à l’aise quand on doit conseiller un employeur qui fait face à une grève. On sait ce qui est strictement interdit et qui va toujours être condamné par un tribunal, ce sont les violences physiques. Ça, on sait qu’en principe, une séquestration, des coups et blessures durant une action de grève, la jurisprudence va le condamner« , explique Me Olivier Rijckaert, du cabinet d’avocats Sotra.

Les piquets, ça a évolué

Car, en dehors de ces cas, tout dépendra du juge.Si l’action de grève se limite à cesser de travailler, sans empêcher de travailler ceux qui, éventuellement, souhaiteraient le faire, cette action sera impossible à combattre en justice. « Les employeurs ont peu de parades. On conseille les employeurs et très souvent on doit leur dire de laisser faire la grève car on ne sait rien faire contre cela. Les gens qui se mettent en arrêt de travail sans faire de violence sont les plus intelligents parce que cette grève-là, on ne sait pas la casser. Ce qu’on sait casser, c’est un piquet de grève avec des menaces, de la violence, des dégradations etc. Ça, on n’a aucun problème à obtenir une ordonnance devant le président du tribunal de Première instance « , explique Me Olivier Rijckaert.

Là où le risque est plus grand que la justice soit rendue de manière floue, c’est lorsque les actions de grèves changent de forme et ne sont pas qu’un arrêt de travail. « Les syndicats veulent utiliser des moyens plus chocs, plus dissuasifs, plus efficaces que simplement se croiser les bras. Les piquets, ça a évolué. On distribuait des tracts pour informer les autres travailleurs. Puis on a commencé à faire des piquets filtrants, puis des piquets ralentissants, puis des piquets bloquants et puis des piquets sur l’autoroute. C’est là qu’on est avec cette décision du tribunal correctionnel de Liège, où on a retenu l’entrave méchante à la circulation », explique Me Rijckaert.

Le recours de plus en plus à la justice pour régler les conflits en cas d’actions de grève est donc devenu plus courant. « De ce point de vue-là, on a évolué très fort au cours des dernières années. Depuis les grèves de 1960, un pacte avait été conclu selon lequel il n’y aurait plus d’actions judiciaires à l’occasion de grèves. Maintenant, en pénalisant l’exercice du droit de grève, cela constitue, à mon sens, une limitation, si pas une atteinte au droit de grève, qui est le droit d’action collective « , estime Me Gilbert Demez.

Une démarche qui laisse perplexe cet ancien professeur de droit social à l’UCLouvain, « Je suis très hésitant, dans le problème des relations collectives, à accepter qu’il y ait des interventions du judiciaire. Qu’il y ait des formules de médiation, via des organisations paritaires, oui, mais qu’il y ait une limitation du droit de grève, je trouve ça dangereux », estime Gilbert Demez.

Cependant, tant qu’une législation claire ne dira pas avec précision ce qui est permis ou pas dans le cadre d’une action de grève, le flou juridique sera toujours de mise, permettant aux plaignants de miser sur une condamnation des grévistes et à donnant à ces derniers l’occasion d’espérer la clémence d’un juge, plus sensible à leur cause.

Jean-François Noulet
Extrait de RTBF.BE

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