
Auparavant, tout le monde voyait bien que la question des limites allait forcément se poser, mais la décision commune, chez les Modernes en tout cas, avait été de l’ignorer courageusement pas une forme très étrange de désinhibition. On pouvait bien continuer à faire main basse sur le sol, en user et en abuser sans écouter tous les prophètes de malheur, puisque le sol lui-même se tenait coi !
Et pourtant, peu à peu, voilà que sous le sol de la propriété privée, de l’accaparement des terres, de l’exploitation des territoires, un autre sol, une autre terre, un autre territoire s’est mis à remuer, à trembler, à s’émouvoir. Une sorte de tremblement de terre, si l’on veut, qui faisait dire à ces pionniers : « Faites attention, rien ne sera plus comme avant ; vous allez devoir payer cher le retour de la Terre, le retournement de puissances jusqu’ici dociles. »
Et c’est en ce point qu’intervient l’hypothèse de la politique-fiction : cette menace, cet avertissement aurait été reçu cinq sur cinq par d’autres élites, peut-être moins éclairées, mais avec des gros moyens et de grands intérêts et, surtout extrêmement sensibles à la sécurité de leur immense fortune et à la permanence de leur bien-être.
Il faut faire la supposition qu’elles auraient parfaitement compris, ces élites, que l’avertissement était exact, mais elles n’auraient pas conclu de cette évidence, devenue au fil des années de plus en plus indiscutable, qu’elles allaient devoir payer, et payer cher, le retournement de la Terre sur elle-même. Elles auraient été assez éclairées pour enregistrer l’alerte, mais trop peu éclairées pour en partager publiquement le résultat.
Au contraire, elles auraient tiré deux conséquences qui aboutissent aujourd’hui à l’élection d’Ubu roi à la Maison-Blanche : « Premièrement, oui, il va falloir payer cher ce retournement, mais les pots cassés ce sont les autres qui vont les payer, certainement pas nous ; et deuxièmement cette vérité de moins en moins discutable du Nouveau régime Climatique, nous allons en nier jusqu’à l’existence. »
Ce sont ces deux décisions qui permettent de relier ce qui est appelé à partie des années 1980 la « dérégulation » ou le « démantèlement de l’État-providence » ; à partir des années 2000 le « climat-négationnisme » et surtout, depuis quarante ans, l’explosion des inégalités.
Si l’hypothèse est juste, tout cela participe du même phénomène : les élites ont été si bien convaincues qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde qu’elles ont décidé de se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour-cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument rejeter la menace à l’origine de cette fuite éperdue – c’est la dénégation de la mutation climatique.
Pour reprendre la métaphore éculée du Titanic : les classes dirigeantes comprennent que le naufrage est assuré ; s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses, afin qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes !
Bruno Latour, Où atterrir ? (2017), La Découverte, 2017