Que pensez-vous des mouvements de désobéissance civile qu’on voit apparaître ?

Quand Thoreau parlait de désobéissance civile, il parlait de la guerre contre le Mexique. Quand Martin Luther King s’en empare, c’était pour lutter contre le racisme. Même chose pour Ghandi, lorsqu’il veut l’indépendance de l’Inde. Aujourd’hui, tout le monde pense que la désobéissance civile doit marcher tout le temps. La question qui se pose à travers tous ces mouvements est celle-ci : quelle est la grande cause qui est défendue ? Force est de constater qu’il s’agit souvent de soi. Par exemple, un enseignant va refuser de faire une dictée ou de faire passer un examen parce qu’il n’est pas d’accord avec une loi du ministre de l’éducation… Refuser de faire une dictée ne vous transforme pas en Jean Moulin. J’ai une haute idée de la Résistance. La désobéissance civile doit être réservée aux grandes causes communes.
Comme l’urgence climatique ?
À son âge, aussi intelligente soit-elle, je ne peux pas imaginer que Greta Thunberg puisse disposer des arguments nécessaires lui permettant de maîtriser l’ensemble des enjeux scientifiques derrière la question écologique. Non, la grande cause commune, ce serait le triomphe des gilets jaunes. L’urgence climatique est le faux nez du capitalisme. Par exemple, les voitures électriques qu’on nous présente comme écologiques ne le sont pas. On veut nous refourguer un capitalisme vert, soi-disant « éco-responsable ». Aujourd’hui, lorsqu’on veut nous faire acheter un produit, on vous dit qu’il est « bio ». L’écologie véritable, à laquelle j’aspire, est prise en otage par cette écologie urbaine qui est entre les mains des publicitaires. On joue avec le réchauffement climatique, qui est indéniable, en méprisant ses causes véritablement scientifiques.
Greta Thunberg, à propos de laquelle vous avez consacré un texte très polémique, est aussi selon vous une figure de ce capitalisme vert ?
Cette jeune fille est aux mains du capitalisme vert qui utilise l’écologie comme un bon argument de vente. À son âge, aussi intelligente soit-elle, je ne peux pas imaginer qu’elle puisse disposer des arguments nécessaires lui permettant de maîtriser l’ensemble des enjeux scientifiques derrière la question écologique.
Comment analysez-vous les différents mouvements sociaux aux quatre coins de la planète ? Y a-t-il quelque chose qui, hormis les différences, les rassemble ?
Aujourd’hui, ce n’est plus possible d’envoyer les militaires dans la rue, car tout le monde vous tombe dessus grâce, là aussi, à la circulation de l’information. Cependant, j’ai peur que tous ces mouvements ne soient qu’une espèce de grand frisson démocratique. Un dictateur s’en va et un autre le remplace… Et on pense que ça change tout. Ce n’est pas parce qu’on mettrait Macron à la porte et qu’on placerait Muriel Penicaud à sa place qu’il s’agirait d’une grande révolution démocratique. Tous ces mouvements sont le signe d’un ras-le-bol des peuples. Ils n’en peuvent plus de voir qu’il y a des fortunes insolentes et qu’il y a des gens qui font des guerres dans le seul but de s’enrichir. Comme Trump qui, avec un cynisme incroyable, déclare, après avoir tué Baghdadi, qu’il a fait ça pour sécuriser le pétrole… Aujourd’hui, grâce aux réseaux, les gens sont capables de descendre dans la rue très rapidement. Ce soulèvement des peuples me réjouit et, en même temps, je crains qu’il soit récupéré par les démagogues qui sont toujours là en embuscade. Les gilets jaunes ont été récupérés par Mélenchon, par la violence des casseurs et des Black block, etc. En quelque sorte, c’est la leçon de l’histoire : les peuples souffrent toujours de cette récupération. Il faut des paroles d’intellectuel dans un monde où n’importe qui fait l’intellectuel.
Vous n’hésitez pas à être volontairement polémique. Est-ce bien le rôle du philosophe ? L’intellectuel contemporain doit-il être nécessairement engagé ?

Oui, il faut des paroles d’intellectuel dans un monde où n’importe qui fait l’intellectuel. De nos jours, tout le monde donne son avis et nous dit comment le monde doit fonctionner. Je ne vois pas pourquoi on s’étonne que j’intervienne sur tous les sujets. Pourquoi serais-je moins légitime qu’un footballeur ?
Vous écrivez : « La langue est attaquée ». Qu’entendez-vous par là ?
Mon père a été élevé par l’école républicaine. Il savait écrire sans faute. Il ne faisait pas d’erreurs de logique. Il avait appris quelques grands classiques de la littérature. La destruction de l’école a entraîné la destruction de l’intelligence. Il s’agit moins de former un citoyen qui pense que de créer un consommateur qui paye. On apprend de moins en moins de choses. Certains nous disent qu’il ne faut plus faire de dictées, de grammaire, etc. Or, le cerveau est un muscle : si on ne l’entretient pas, il entre en dégénérescence… Le progrès n’est pas un bien en soi. Il peut y avoir un progrès du mal, de la mort.
À la fin de votre ouvrage, vous déclarez : « Je ne suis pas bien sûr de vouloir être progressiste ». En quoi le progressisme peut-il incarner, selon vous, une forme de nihilisme ?
Je suis opposé au progressisme tel qu’il nous est présenté actuellement. Le progrès n’est pas un bien en soi. Il peut y avoir un progrès du mal, de la mort. Dire à une femme pauvre qu’on va louer son utérus pour avoir un enfant ne représente pas, à mes yeux, un progrès. En ce sens, je ne suis pas un progressiste. Je ne joue pas à ce jeu qui consiste à opposer systématiquement les méchants populistes et les gentils progressistes.
Le socialiste libertaire et l’anarchiste que vous êtes peut donc être aussi conservateur ?
Bien sûr. La retraite a 60 ans, c’est très bien. Il faut la conserver. D’où vient cette drôle d’idée que parce que l’on vit plus longtemps, il faudrait nécessairement travailler plus longtemps ? Bien au contraire, il faut réduire la pénibilité et c’est très bien que des ouvriers partent tôt à la retraite. Faire des enfants tout nu sous la couette, ça a marché pendant des siècles. Pourquoi aller au-devant de problèmes en voulant tout changer ? Il faut conserver ce qui a fonctionné. Le changement à tout prix n’a aucun sens. Si on me donne la preuve que c’est mieux, je veux bien l’accepter, mais sinon… Aujourd’hui, on a l’impression que notre civilisation avance en aveugle.
Simon Brunfaut « Extrait de AFP »
Source : L’Echo