Chaudronnerie Dura à Fontaine-l’Evêque

A la fin des études primaires à l’école communale de Leernes se posait la question de mon avenir scolaire. Mon père, un ouvrier flamand, prit conseil auprès d’un voisin flamand comme lui, père d’un fils de mon âge et dans le même cas que moi.  Mon père travaillait aux AMS (Aciéries Minières de la Sambre). Pour la plupart, en ces temps-là, l’usine c’était l’avenir.  J’habitais à la cité de Leernes où vivait essentiellement une population ouvrière. Mes parents firent peu de cas des résultats du Centre d’Orientation Professionnelle. Ils décidèrent de m’inscrire à l’école professionnelle de l’IET au boulevard du Midi, où j’entrais en première technique pour apprendre le métier d’ajusteur. J’avais baigné dans un monde anticlérical et je mettais les pieds dans une école catholique pour la première fois. La religion catholique faisait d’ailleurs partie des cours (je ne comprenais pas en quoi cela était utile pour mon avenir professionnel). Ce cours était dispensé par un curé en soutane dont le nom m’échappe. Il avait été nommé préfet de l’école et venait tout droit du Congo qui avait acquis son indépendance. Il enseignait la religion avec une méthode pédagogique qu’il avait ramené de notre ancienne colonie. Il était courant de finir le cours à genoux sur l’estrade avec les bras en l’air. Je le revois encore : chauve, arborant des lunettes sombres lui donnant un air sinistre… Puis venait le cours d’ajustage, ma bête noire. A cette école je m’étais fait des amis dont Daniel Leroy qui avait rapidement quitté l’école pour travailler dans un atelier. Il m’incita à en faire autant. « Tu limeras, certes, mais tu recevras un salaire et te payeras une mobylette comme la mienne. » Je suivis son conseil et aux vacances de Pâques 1962, une affiche collée sur la porte « recherche manoeuvre » aux établissements Duro, rue des Crocheux à Fontaine-l’Evêque, un atelier qui fabriquait des chaudrons de cuivre destinés à lessive. Je présentai mes services et je fus embauché sur le champ pour un salaire horaire de 12 francs belges (environ 30 cents). J’étais âgé de 14 ans, l’âge légal pour commencer à travailler. Le patron, Monsieur Duriaux, que les ouvriers appelaient « El Dur » me dit vous commencerez lundi… Le lundi en question, je partis de la maison pour me rendre à la rue des Crocheux chez Duro avec Roger Dumortier, mon premier camarade de travail. Il était Français originaire de Saint-Amand-les-Eaux. C’était un voisin et lui aussi travaillait chez Duro où il montait des lessiveuses électriques, la Duro électrique. Mais en ce temps la lessive se faisait encore dans des chaudrons de cuivre, un travail harassant et pénible…

À l’arrière des maisons de la cité de Leernes et au milieu du potager se dressait la buanderie, un cabanon en brique où les ménagères lessivaient. C’était le jeudi que toutes procédaient à cette tâche. Par beau temps, on sortait le matériel dans la cour bétonnée. C’était la même chose pour le nettoyage de la maison. Les femmes ne nettoyaient pas, elles « faisait leur samedi » simultanément. Parfois, pour des raisons d’opportunité, l’une ou l’autre ménagère procédait au nettoyage de la maison un vendredi, elle avait quand même « fait son samedi ».

Pour la lessive, on mettait le linge à bouillir dans un grand chaudron de cuivre et posé sur un bec alimenté par une bonbonne de gaz butane. Les femmes y rappaient une brique de savon « Sunlight » puis à l’aide d’un bâton blanchi par l’usage touillaient le linge jusque à ce qu’il soit propre. Chez nous, comme dans la plupart des familles, lorsqu’il faisait beau temps, après avoir été essoré, le linge était étalé sur l’herbe et pendu dehors sur des cordes à linge. La cité ressemblait à un vaste navire muni de vêtements qui flottaient au vent en guise de voiles.

Ma première tâche aux Etablissements Duro consistait à forer un trou dans les pieds en fonte des brûleurs à gaz, un travail répétitif dans un vacarme indescriptible. J’étais loin d’imaginer que le travail tel que me le relatait mon ami Daniel mais néanmoins je rêvais à mon futur salaire, certes pas bien lourd mais suffisant pour alimenter mes fantasmes. Le voisin de l’Atelier Duro était le vendeur de mobylette « Marchandise ». Les vélomoteurs étaient très, très en vogue auprès de la jeunesse dans les années 60 !  Chaque jeune voulait en posséder une…

Au bout de 15 jours de travail je perçus ma première paye, la quinzaine disait-on… Je rentrais à la maison avec mon premier pécule, fier comme Artaban. L’enveloppe était légère mais enchanta mon père. Désormais, à ses yeux, j’étais devenu un homme ! D’ailleurs, le soir après le repas, il me tendit une cigarette et me l’alluma. Ma mère récrimina : « Tu ne vas tout de même pas faire fumer le gamin ? Ce n’est plus un gamin répondit-il, c’est un homme maintenant ». En quinze jours de travail et une paye, j’avais changé de statut.

Je m’habituais peu à peu chez Duro. Après quelques mois, je fus rapidement initié à toutes les tâches nécessaires à la fabrication des chaudrons, depuis le brasage, la soudure, le planage sous les marteaux mécaniques en passant par le décapage. Cette opération était particulièrement insalubre et nocive. Elle consistait à porter à ébullition un chaudron contenant de l’acide sulfurique et de frotter les parois en cuivre à l’aide un bâton enroulé de vieux linges ; ce travail se faisait à l’air libre dans une petite cour car les vapeurs d’acide vous prenaient à la gorge. Généralement, les plus jeunes étaient affectés à cette corvée. Ils étaient chaussés de bottes et tabliers en caoutchouc et munis de gants de protection. Malgré ces précautions les petites éclaboussures démangeaient la peau et endommageaient les salopettes…

Devant ma détermination et ma bonne volonté, en six mois, mon salaire atteignait un salaire horaire de 13 francs. Quelques jours avant la Saint-Eloi, Roger me signalait que selon la tradition, pour honorer le Saint-Patron des métallurgistes, il était de coutume le 1er décembre d’amener une bouteille d’alcool et de faire trinquer ses camarades. Le jour dit, je vins avec une bouteille et on trinqua dès le début de la journée de travail vers 8 heures du matin. Généralement les libations se terminaient vers midi et ensuite nous allions au café où le Dur avait prévu des sandwiches.

Le café et salon de coiffure « chez Leon » où les ouvriers se rassemblaient se trouvait à deux pas des ateliers, au carrefour du « Nouveau Philippe », le bâtiment a été abattu pour céder la place à La « Station de métro Fontaine ». En même temps on a rasé le « château Marc » (qui deviendra la première Maison des Jeunes) pour construire le magasin « Match ». Les plus jeunes d’entre nous étaient déjà joyeusement éméchés et tanguaient dans la rue des Crocheux en se dirigeant vers la route de Leernes où se trouvait le troquet. C’était d’ailleurs le but recherché des plus âgés : saouler les plus vulnérables… Après avoir englouti les sandwiches, nous avons bu bières et alcool de manière déraisonnable. A la fin de l’après-midi, j’étais ivre mort. Roger me ramena à la maison en taxi. Je montai dans ma chambre avant de vomir abondamment tout ce que j’avais ingurgité. J’ai travaillé un an durant chez Duro avant que mon père ne me fasse embaucher aux AMS… pour 40 FB (1euro) de l’heure….

Freddy Guidé

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