Méthodes nazies.
Un modeste intérieur d’ouvriers … Trois petites filles : l’aînée a dix ans, la suivante huit ans, et la dernière six ans.

Sous le regard attendri de leur mère les enfants s’extasiaient devant l’Arbre de Noël. Des jouets gisaient pêle-mêle ; les bras grands ouverts une poupée semblait implorer un ourson de peluche jaune qui la fixait béatement, tandis qu’un polichinelle en guenilles ricanait, écrasé sous une chaise… Pauvres abandonnés d’un jour ! La maman souriait ; et pourtant, les cris d’admiration des fillettes ne comblaient pas l’atmosphère de quiétude…
Cela se passait chez Franz B…, un Partisan de la première heure. L’homme n’était pas rentré. Germaine, sa femme, savait à quoi s’en tenir ; elle-même secondait vaillamment son mari dans l’accomplissement de missions dangereuses. Elle connaissait Baligand, Thonet, tous les hommes du groupe. Les enfants les connaissaient bien aussi … Au cours de veillées d’armes, les hommes n’avaient-ils pas animé les jeux des fillettes, et apporté une aide précieuse à la rédaction des devoirs… ? Les rires fusaient, on s’aimait bien, on s’amusait, on était en famille…
Germaine pensait à tout cela, ce soir de Noël. Les enfants papotaient joyeusement ; les hommes étaient dehors, à la peine… Il gelait à pierre fendre et le feu déclinait dans le vieux poêle en fonte. « Allons, les enfants, voici l’heure de vous mettre au lit. Vous jouerez demain tant que vous voudrez, avec papa. Les enfants dormaient, ou bien rêvaient dans un demi-sommeil… Demeurée seule, la femme remit un peu d’ordre dans la maison en attendant le retour de son mari…
Il portait sous le bras un paquet volumineux.
-Tu vas me faire croire que tu as peur. « Qu’est-ce que c’est, Franz ?
– Dynamite.
-Il faut la cacher tout de suite.
-Nous aurons le temps demain.
-Non, tout de suite !
-Allons donc !-Je n’ai pas peur, mais j’ai l’impression que tout ne tourne pas rond. -Franz, il ne faut pas commettre d’imprudence, sinon… »
B… haussa les épaules, mais Germaine poursuivant son idée descendit à la cave et déplaça un tas de houille pour y enfouir le colis compromettant. Charmant réveillon !…
Quand les époux gagnèrent leur chambre à coucher, la nuit était bien avancée. C’était l’heure où là-bas, près de la gare de Marchienne, des camarades vendus par le traître Pâquet se voyaient pris au piège. Franz, rompu de fatigue, ne tarda pas à s’endormir. Germaine ne put fermer les yeux. Epiant le moindre bruit, sentant grandir son appréhension, elle attendait… Elle revoyait les figures sympathiques de tous les Partisans habitués de la maison, laquelle s’était transformée en petit arsenal… Dans la cave : dynamite, au grenier : des pistolets, des munitions, des grenades, le tout bien dissimulé… sous la tablette, à côté du lit, deux feuilles de papier que les Allemands seraient heureux de posséder.
Un claquement de portière ! La femme sursauta et son cœur se mit à battre plus fort. Fébrilement, elle secoua son mari, lui tapota les joues… « -Franz ! On vient te chercher. -Tais-toi, tu es folle… »
Hélas ! Des coups violents ébranlèrent portes et volets, et le sol durci retentit des pas lourds foulant le jardin derrière la maison. Les appréhensions de la « Partisane » se réalisaient. -Ouvrez ! Police allemande ! Germaine ne perdit pas son sang-froid. -Les papiers ! Et ton revolver là, sur l’appui de la fenêtre ! Fiévreusement, Franz et sa femme avalèrent les feuillets accusateurs. Mais les fillettes affolées avaient quitté leur lit. Leur père les rassurait de son mieux. Germaine vérifia le cran de sûreté du revolver et le tendit à l’aînée. -Tiens ! Cache ça, bien vite. Puis se baissant devant ses petites et leur tenant les mains : « Mes enfants, vous devez être courageuses. Les sauvages sont là ? Je vous avais dit qu’ils viendraient un jour. Ne craignez rien, ils ne vous feront pas de mal. Mais répondez-leur que vous ne savez rien ; sans quoi, vous ne reverrez plus papa… »
Comme des forcenés, les Boches martelaient la porte. Germaine ouvrit la fenêtre… -Qu’est-ce qu’il y a ? -Descendez ! Police allemande. -Bien ; j’arrive… Germaine jeta une couverture sur ses épaules et descendit. B… embrassa ses enfants et les renvoya doucement dans leur chambre. L’homme a-t-il jamais su que l’aînée de ses filles venait de glisser le révolver contre son petit corps, dans la ceinture de son pyjama ? Les fillettes apeurées se serraient tout trois dans le même lit.
En bas, le drame suivait son cours. Armés jusqu’aux dents les Boches firent irruption dans la maison en hurlant : -Haut les mains ! Germaine simula l’étonnement… -Pourquoi ? Avez-vous peur d’une femme ? Que se passe-t-il ? -Où est votre mari ? -il s’habille. Deux soldats bondirent, mais déjà B… venait à leur rencontre. Sans ménagements, ils le poussèrent au milieu de la pièce et lui ordonnèrent de s’asseoir. Deux hommes le tinrent en respect et les autres commencèrent à fouiller la maison. Ils grimpèrent à l’étage ; Germaine les suivit… On vida toutes les armoires, les coffres, les tiroirs… On éventra les matelas, y compris celui de la plus jeune des fillettes. Heureusement les Boches négligèrent le lit où les trois fillettes s’étaient blotties.
Au grenier, ils soulevèrent les lattes du plancher et renversèrent un petit mur d’entre-deux. Peine perdue ! Rien ne fut découvert. Ecumant de rage, les brutes revinrent au rez-de-chaussée. La même scène recommença. Germaine jouant l’innocence, aidait les Allemands dans leur besogne et ouvrant elle-même les armoires, en culbutant une manne de linge ou un tiroir… Rien n’échappait aux investigations… Soudain, les sauvages ricanèrent. S’approchant de l’arbre de Noël, ils décrochèrent puis écrasèrent un à un tous les objets décoratifs… Rien ! Confus et peut-être honteux de l’inutilité de leurs exploits, les Boches mâchonnant des menaces cherchèrent autre chose à détruire. Ils s’acharnèrent sur les pauvres petits jouets, éventrèrent l’innocente poupée, l’ourson minable et l’infortuné polichinelle. Pas le moindre bout de papier n’émergea de cet amas de chiffons et sciure poudreuse…
Douloureusement émus en face du massacre stupide, les deux époux se regardaient en hochant la tête… Restait la cave… Nous abrégeons pour dire tout de suite qu’après une heure d’efforts, les Allemands découvrirent la dynamite ! Germaine se tenait appuyée contre le garde-fou quand un soldat rentra dans la cuisine en portant prudemment une caissette qu’elle reconnut aussitôt. Un plan merveilleux se fixa subitement dans l’esprit de la vaillante « Partisane » et une comédie magistrale fut jouée. Les Boches la suivirent avec intérêt sans se douter un instant qu’une femme hardie, aussi responsable que son mari, les roulait comme on roule des conscrits, Germaine, furieuse, bondit, empoigna son mari aux épaules et rugit en le secouant vertement :
-Qu’est-ce que c’est que ça ?
-De la dynamite, répondit B… d’un air détaché.
-Pour quoi faire ?
-Ça ne te regarde pas. La femme trépignait de colère parfaitement simulée.
-Tu n’as pas honte ? Qui t’a donné ça ? Réponds-moi ! Qui t’a donné ça ? -Ça ne te regarde pas !
Repoussant Germaine, les Boches questionnèrent à leur tour :
-Qui vous a remis cela ?
-Un inconnu.
-Où habite votre ami René ?
-Puisque vous êtes si bien renseignés, cherchez-le vous-mêmes.
Un coup de poing en pleine figure fit chanceler le Partisan. Puis les horions se mirent à pleuvoir, mais ni B…, ni sa femme ne desserrèrent les dents. Pour Germaine surtout l’épreuve fut terrible : voir battre un homme, son homme désarmé ! Mais il fallait penser aux enfants ! Enfin, les sauvages emmenèrent leur proie. La femme courut retrouver ses enfants… « -Ne pleurez pas, mes chéries, tout ira bien. Mais n’oubliez pas que si vous dites un seul mot vous ne reverrez plus papa ; les bandits le tueraient… La pauvre femme s’assura que nulle garde n’était demeurée autour de la maison, puis elle passa le reste de la nuit à évacuer les armes et les cacher dehors.
Vers cinq heures du matin, les enfants se levèrent. Les malheureuses fillettes sanglotaient ; leur papa chéri venait de leur être enlevé. La vue de leurs jouets déchiquetés et de l’arbre de Noël mutilé n’accrut pas leur douleur ; c’étaient déjà de vaillantes petites femmes ! Germaine emmena les pauvrettes chez la sœur de son mari et chargea cette dernière d’aller aux nouvelles chez René. La messagère revint éplorée. Les Allemands perquisitionnaient chez le camarade et Franz était toujours avec eux… « J’ai tout de même pu embrasser mon frère, dit la femme. À ces mots, Germaine se dressa : « Pourquoi pas moi et les petites ? » Habituée de la maison de René, elle en fit le tour. À la vue des enfants, la sentinelle eut la générosité de ne pas s’interposer.
Franz B… put embrasser une dernière fois ses trois petites filles. Puis il tourna les yeux vers sa femme. Risquant le tout pour le tout, Germaine s’élança et, dans un baiser d’adieu, elle eut le temps de glisser à son homme : « Il n’y a plus rien à la maison. »
A suivre